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Les dangers de la pollution sonore sous-marine : l’art peut-il aider la science ?

Paysage sonore sous-marin : sources naturelles et anthropiques. Illustration de Siegrid Design pour le projet (S)E(A)SCAPE. CC BY

L’océan, plus grand écosystème de la planète et berceau de la vie organique, est lourdement menacé. Parmi les pressions engendrées par l’homme, comme la pêche intensive, la pollution plastique, ou les contaminations chimiques, celle du son est souvent négligée.

La pollution sonore, bien qu’invisible, est dévastatrice : le bruit généré par les activités humaines altère l’équilibre de la vie sous-marine, mettant en péril la survie des individus et groupes d’individus, ce qui, à plus grande échelle temporelle implique la survie d’espèces sous-marines entières tels que certains cétacés.

Le projet art et science (S)E(A)SCAPE propose d’aborder de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des écosystèmes marins. En suscitant l’émotion et en stimulant la créativité, l’équipe artistique a la conviction que l’art est un outil pour éveiller les consciences et provoquer l’action, dès le plus jeune âge.

Le son et les écosystèmes marins

À l’état naturel, le monde sous-marin est un monde de sons. Ce qu’on appelle le paysage sonore sous-marin est empli de sons provenant de diverses sources telles que le déferlement des vagues, la tombée de la pluie sur la surface de l’eau, les séismes, le craquement des icebergs, etc. Au sein de ce paysage ambiant, de nombreuses espèces, animales ou végétales, sont sensibles aux sons et y ont recours. En particulier, les poissons utilisent des informations sonores pour pressentir leur environnement. Réputés muets « comme des carpes » dans leur « monde du silence », les poissons ont en réalité développé au cours de l’évolution des dizaines de manières différentes de produire du son.

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Un jeune poisson se dirigera, par exemple, vers le récif coralien le plus adapté à sa croissance grâce à l’écoute de son contenu sonore.

Toujours dans ces barrières de corail, une femelle poisson-demoiselle ne trouvera un mâle et son nid préparé qu’en écoutant les sons qu’il émet pour la courtiser.

Les cétacés, bien connus pour leurs chants, utilisent le son pour tout un ensemble de fonctions : trouver à manger, chasser, détecter des prédateurs, communiquer, se localiser. En effet, seules les ondes acoustiques se propagent assez loin sans être trop absorbées pour transmettre de l’information dans l’eau de mer, contrairement par exemple à la lumière qui est très vite absorbée par l’eau, la majeure partie des océans baignant dans l’obscurité la plus totale. La possibilité de transmettre et recevoir des signaux sonores est donc une question de survie pour tous les cétacés, autant lorsqu’ils sont proches des côtes que lorsqu’ils traversent des océans.

Concert (S)E(A)SCAPE. Artiste : Marie Delprat. En fond : fresque du collectif RESKATE Studio. Photo de Leveau Studio. CC BY

Les activités humaines, source additionnelle de bruit sous-marin

Depuis des dizaines d’années, les activités maritimes s’intensifient sur l’ensemble des océans. Parmi ces activités, nombreuses sont celles qui produisent du son telles que les passages de navires, les forages, battages, les activités nautiques touristiques et portuaires. Au paysage sonore naturel s’ajoute donc un paysage sonore anthropique qui peut devenir une gêne pour les espèces. Lorsque le bruit ambiant généré est trop fort, les communications entre individus sont coupées, les repères sont perdus, l’utilisation du son pour chasser et s’alimenter devient impossible. Le trafic maritime est une des principales causes de bruit continu générant ces masquages de communication. Notamment, son niveau sonore basse fréquence augmente depuis les années 1960, intensifiant la pression humaine sur les écosystèmes. Les espèces marines peuvent aussi souffrir d’impacts physiologiques, en particulier produits par les explosions sous-marines, sources de niveaux sonores extrêmes. Les organes internes des individus comme le système auditif sont alors endommagés, la puissance de l’explosion pouvant aller jusqu’à engendrer des traumatismes létaux.

Sensibiliser pour susciter l’action

Le projet de co-création art et science (S)E(A)SCAPE propose d’aborder de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des océans. Entre électro, musique expérimentale, street-art et médiation scientifique, il réunit des artistes et des scientifiques issus de différents horizons pour créer une expérience immersive mélangeant arts visuels et sonores : le collectif Oreille Indiscrète (direction artistique, création sonore et musicale), le collectif Reskate Studio (arts visuels et fresque), la musicienne Marie Delprat (composition et performance), la chercheuse en acoustique sous-marine Irène Mopin (référence scientifique, contribution à la composition) et le biophysicien et écrivain Bill François (médiation scientifique).

L’équipe du projet (S)E(A)SCAPE. De gauche à droite : Bill François, Marie Delprat, Noémie Favennec (Oreille Indiscrète), Irène Mopin, Benjamin Favennec (Oreille Indiscrète).

(S)E(A)SCAPE, un projet en plusieurs temps

Avec l’objectif de sensibiliser et d’éveiller les consciences, différents temps sont proposés au public :

Le premier temps est celui du concert. La création musicale et la scénographie plongent les spectateurs dans les sonorités marines, depuis le large vers les profondeurs. Des bruits anthropiques comme des sons naturels sont intégrés à la composition, modelés et repris par la musicienne en direct sur scène. Il s’agit d’une rencontre où se rejoignent sciences, technologies innovantes et création artistique, dans laquelle chacune et chacun est amené à s’immerger dans le paysage sous-marin, le (S)E(A)SCAPE.

(S)E(A)SCAPE.

Vient ensuite un temps d’échange : une médiation scientifique sous forme de mini-conférence est proposée au public à la suite du concert. Alors que la musique évoque l’émotion et le poétique dans le registre artistique, la médiation scientifique assurée par Bill François apporte une dimension pédagogique et éclairante sur l’univers sonore sous-marin. En s’appuyant sur les sons déployés dans la composition musicale, Bill François invite avec poésie et humour à s’émerveiller et à respecter l’univers sous-marin et les espèces qui l’habitent.

Bill François lors de la mini-conférence de médiation. Photo de Leveau Studio.

L’expérience se poursuit avec un temps de découverte : le public est invité à explorer trois cabines interactives conçues en collaboration avec l’ENSTA Bretagne, le LAUM et Reskate Studio, et animées par l’équipe du projet.

Dans la cabine « Luminescences », muni de lampes de poche UV, le public découvre des créatures bioluminescentes sous-marines, représentées par Reskate Studio. Dans la cabine « Le son des bulles » développée par le LAUM, le public se familiarise aux outils qu’utilisent les chercheuses et chercheurs pour enregistrer les sons, souvent méconnus, des océans. Dans la troisième cabine, « Sonorités marines », le public est invité à reconnaître et identifier les sons entendus lors du concert à travers un quiz sonore : sur les parois de la cabine, une illustration représente le cheminement sonore de l’œuvre musicale et des boutons permettent d’écouter les sons produits par les différents éléments, de la crevette à l’explosion sous-marine en passant par les grands mammifères.

Présentation de la cabine pédagogique Sonorités Marines aux scolaires du Mans. Photo Irène Mopin.

Les premiers spectacles ont eu lieu à la biennale du son Le Mans Sonore 2024, réunissant 400 spectateurs. Plus de 200 scolaires du Mans ont aussi pu assister aux concerts qui leur étaient dédiés puis participer aux cabines pédagogiques, découvrant ainsi les sonorités marines, les instruments de mesures acoustiques sous-marins et les fresques luminescentes.

Deux concerts sont prévus en juillet 2024 au festival Plein Champ (Le Mans) et aux fêtes maritimes Brest 2024. Une tournée en Suisse est ensuite prévue à l’automne 2024.

L’espoir d’une cohabitation sonore sous-marine

Pour mieux respecter l’environnement sonore sous-marin, des mesures de réductions du bruit anthropique sont nécessaires. En premier lieu, la réduction du trafic maritime, notamment la réduction de la vitesse des navires et leur évitement des zones à écosystèmes fragiles, permettrait de diminuer drastiquement le bruit ambiant généré et réduire ses conséquences.

En zone côtière, limiter les activités nautiques motorisées réduirait l’impact sur les espèces environnantes telles que les dauphins, phoques, poissons et crustacés des petits fonds. Dans le cas des chantiers off-shore comme le battage de pieux (mise à poste des pieds d’éoliennes dans le fond marin), des solutions comme l’utilisation de rideaux de bulles (ensemble de bulles d’air générées sous l’eau) pour confiner la propagation des forts niveaux sonores à de faibles zones sont envisagées.

L’utilisation de ces solutions est un premier pas vers une diminution de la pollution sonore humaine, mais beaucoup de chemin reste à parcourir pour accéder à une cohabitation sous-marine écologique. En particulier, les mécanismes d’utilisation du son par de nombreuses espèces sont encore méconnus. Mieux comprendre les écosystèmes et leur sensibilité au son est donc une étape indispensable.

En parallèle des recherches scientifiques, les démarches de sensibilisation comme le projet (S)E(A)SCAPE participent à avertir sur les conditions sonores marines, et permettent d’inspirer des actions à toutes les échelles.


Cet article a été co-écrit avec Noémie Favennec-Brun (compositrice et chercheuse) et Bill François (biophysicien et naturaliste). Les auteurs remercient la Compagnie Oreille Indiscrète et le festival Plein Champ, co-producteurs de (S)E(A)SCAPE, ainsi que tous les partenaires du projet.

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