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Les silences des procès Kerviel

Jérôme Kerviel à la cour d'appel de Versailles le 15 juin 2016 et ses avocats. DOMINIQUE FAGET / AFP

L’affaire Kerviel a longtemps tourné autour de cette question : « qui était au courant des pratiques du trader ? »

Après huit années d’échéances judiciaires et autant d’informations à notre disposition, la question n’est-elle pas plutôt : « pourquoi tant d’acteurs se sont-ils tus ? ».

En écrivant le 7 juin 2016,

l’employeur ne peut donc prétendre de n’avoir pas été au courant de longue date des dépassements d’autorisation pratiqués par Monsieur Kerviel […] et en tout état de cause dans un délai de plus de deux mois par rapport à la date du 18 janvier 2008,

les juges des Prud’hommes tranchent, en estimant que

l’employeur ne peut en aucun cas se prévaloir d’une faute dès lors qu’il a antérieurement toléré rigoureusement les mêmes faits […] sans y puiser, à l’époque, un motif de sanction.

Nous allons examiner les manifestations de ces silences. Nous commencerons par ceux des services administratifs, avant de poursuivre sur ceux de la table de marché avant de terminer par ceux de la hiérarchie.

Les silences des services administratifs

Concernant les premiers, il convient de rappeler les faits, les 74 alertes, les demandes d’information d’EUREX, et la lecture du rapport de la mission Green. Cette dernière décrit (P56, 57, 58) le traitement des ordres en anomalies par différents agents, une dizaine, qui se sont trouvés face aux opérations du trader. Le commentaire est systématiquement le suivant :

Procédures respectées au middle office mais pas d’initiative prise pour s’assurer de la véracité des affirmations de J.K. ou transmettre l’information à la hiérarchie proche (actions que les procédures ne prévoient pas expressément).

Cela signifie que le contrôle est fait. Mais sans zèle, sans volonté d’aller plus loin que ce qui est demandé. Pourquoi aller plus loin ? Ceci illustre parfaitement le rapport déséquilibré entre front-office et back-office, les premiers étant qualifiés de « centre de profit » quand les seconds sont des « centres de coût », méprisés, considérés avec « morgue » comme le souligne Philippe Houbé.

Les exemples sont nombreux pour illustrer cette situation qui semble acquise et unanimement acceptée. Il convient de rappeler l’anecdote qui a concerné FIMAT, autre table de marché et Moussa Bakir, autre trader, celui-là même à qui J.K. passait ses ordres. Philippe Houbé rappelle que Moussa Bakir plaçait les ordres sur un compte nécessitant de retraiter manuellement toutes les opérations. Le contexte de rapprochement entre FIMAT et le Crédit Agricole (l’ensemble étant devenu Newedge) rendait « acceptable » à la fois les volumes traités et les pratiques du trader, même si en aval, elles créaient une surcharge de travail. Lassé de ces pratiques, Angel Galdano est venu s’expliquer avec Moussa Bakir.

Il y a eu une explication sous tension, et c’est parti assez vite. C’était des mots déplacés dans une salle de marchés. […] j’ai fait un mail d’excuse pour l’attitude que j’avais eue.

Le petit s’excuse, s’efface devant le grand…

Il est intéressant de considérer la manifestation de ce rapport, beaucoup plus pertinent que le simple constat de la situation. C’est « la spirale du silence » décrite par Clemente et Roulet (2015). Ils qualifient ainsi le fait que des acteurs en minorité deviennent de moins en moins audibles. Cela se passe dans ce qu’ils décrivent comme étant la « désinstitutionalisation ». Ils qualifient ainsi le fait qu’une pratique devienne caduque du fait de la lutte entre ceux qui veulent l’abandonner, et ceux qui poussent à son utilisation.

Cette pratique, c’est tout simplement le respect des règles, mis à mal par le « centre de profit ». Les alertes sont envoyées car le travail doit être fait. D’une certaine façon, la case est cochée, mais l’application contextualisée, la « compliance » n’est de ce fait pas mise en œuvre. C’est ce qui rend d’autant plus intéressante la remarque de la présidente Mireille Filippini en appel quand elle s’adresse à Richard Paolantonacci qui a fait tomber le trader : « Finalement vous êtes un des premiers à être un peu curieux ? ».

Enfin, un acteur sort de son silence et va chercher à comprendre l’enchaînement des opérations, alors même qu’un de ses confrères n’a pas poursuivi les investigations car l’alerte était éteinte.

Les silences de la salle de marché

Ce silence ne se limite pas qu’aux rapports entre les traders et les administratifs. Jérôme Kerviel (2010 : 246) ne parle pas du silence sur la table de marché, mais « d’omerta » et de « cécité ». Pourtant, c’est bien le silence, et l’oubli qui entourent les opérations hors mandat de 2005, précédent pour lequel le trader n’avait été que sermonné. Elles mettent en évidence le silence collectif de la hiérarchie. Par ailleurs, comme le rappelle David Koubbi, « quand un trader fraude mais qu’il fait gagner de l’argent à sa banque, cela finit rarement devant les tribunaux », il y a eu gain en effet lors de ces opérations…

C’est notamment en référence à cette séquence que les prud’hommes ont considéré le licenciement « sans cause réelle et sérieuse ». La lecture du jugement précise « La Société Générale, alertée par l’Autorité des marchés financiers reconnaît avoir rappelé à l’ordre oralement Monsieur Kerviel mi-2005 sans le sanctionner, celui-ci ayant pris des engagements sur les marchés dépassant la limite de 125 millions d’euros (plafond au-delà duquel les traders n’étaient pas habilités à s’engager sur les marchés). ».

Cet incident n’a pas donné lieu ni à sanction comme précisé, ni à compte rendu écrit, ni transmission orale. Il a été oublié, si bien que le nouveau supérieur hiérarchique de J.K. qui prend ses fonctions en 2007 ne connaîtra rien de cette affaire. C’est ce que montrent les comptes rendus d’audience.

Durant les échéances judiciaires de l’affaire Kerviel, a-t-on seulement fait référence aux fraudes similaires, qui se sont passées hors de la Banque (Barings par exemple avec Nick Leeson dans les années 90)… ou dans la banque. Le trader rappelle dans ses mémoires (2010 : 246) un cas de fraude à Tokyo. En précisant qu’elle « ressemblait à la mienne » (2010 : 246), le trader pose implicitement cette question de la mémoire et de l’apprentissage collectif.

J.K. rappelle aussi un suicide à la Défense suite à la découverte de malversation. Quelle mémoire individuelle ou collective « oublie » un suicide dans un environnement de travail ? Est-ce la caractéristique du trader, décrit par Godechot comme « potache », voire immature, qui lui fait oublier un suicide, ou considérer comme improbable de se faire prendre ? Ou un contexte spécifique, celui de la Société Générale ?

Les silences de la banque

Il convient de rappeler que cette banque n’est pas n’importe laquelle. Comme le rappelle Hugues Le Brêt, (2010 : 16) :

nous recrutions 5 000 personnes par an. Rien qu’à la Défense, nous étions mille de plus chaque année, et la construction d’une troisième tourne suffisait déjà plus. […] Tout nous réussissait.

La personnalité de son dirigeant est aussi à prendre en compte dans ce contexte de réussite. Le Bret (2010 : 22) donne la description de cet Inspecteur des Finances et constate (2010 : 51) « je l’ai entendu tant de fois monologuer avec morgue sur l’excellence de la Société Générale ». Il le fait parler, (2010 : 51) l’imaginant rappeler que la Banque recrute chaque année un tiers des effectifs de Polytechnique. Le Bret (2010 : 325) rappelle que durant les 10 ans de Présidence de D. Bouton, les effectifs, le chiffre d’affaires et la capitalisation boursière ont chacun triplé. L’audition de D. Bouton devant la commission de finances de l’Assemblée nationale est à ce titre intéressante pour comprendre l’état d’esprit du personnage.

Dans ce contexte, pourquoi se souvenir ? Et de quoi se souvenir ? Des écarts d’un trader ? D’une possible fraude ? Dès le début de son ouvrage, Hugues Le Brêt (2010 : 15) rappelle :

Membre du comité exécutif d’une des plus grandes banques mondiales[…], j’ai vécu un phénomène d’aveuglément progressif de toute une équipe.

Pourquoi faire appel à une mémoire et à une histoire financière qui certes, ne se répète pas, mais éventuellement radote ? Cette certitude de la supériorité serait plutôt à étudier chez UBS ou JP Morgan qui quelques mois après la Société Générale ont été le théâtre de fait similaire. Quel sentiment de toute-puissance chez les traders leur permet de se croire à ce point infaillible et indétectable ?

Car pour conclure, qu’est-ce qui a évolué dans le monde des traders depuis 2008, et l’éclatement de cette affaire aussi emblématique que tentaculaire ? Peut-être rien finalement si l’on constate le cas très similaire de Kweku Adoboli, qui en 2011 a causé une perte de 2,3 milliards de dollars à l’UBS, ou celui de « la baleine de Londres » en 2012, 2 milliards de dollars.

La phrase de Daniel Richard, avocat des actionnaires (« Ca a été Jérôme Kerviel, ça aurait pu être un autre ». le 25 juin 2012, lors du procès de J.K.)), prend alors tout son sens et met en évidence le fait que le personnage soit finalement moins important que la fonction.

En conséquence, n’est-ce pas plutôt le « procès » de la fonction de trader qu’il serait opportun de réaliser, en mettant en évidence les silences volontaires de ceux qui ne sont pas écoutés et qui sont méprisés, les manquements de mémoires collectives aveuglées par des bonus, et une histoire financière peu enseignée qui pourtant se répète.

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