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Portrait de Keynes
Keynes aimait inventer de brèves histoires pour incarner ses théories. Flickr/Patrick Chartrain

Les « vieilles bouteilles » de Keynes : quelle politique de relance pour éviter la guerre ?

L’imminence d’une invasion alien fonctionnerait-elle comme remède à la crise économique ? C’est l’insolite fiction suggérée par l’économiste Paul Krugman lors d’un débat télévisé de 2011 l’opposant à Kenneth Rogoff, lequel se montrait des plus sceptiques quant à la désirabilité de nouvelles dépenses publiques pour surmonter la crise de l’époque.

Alors que Krugman soutenait que l'invasion alien motiverait de lourdes dépenses publiques qui résoudraient rapidement la crise, Rogoff l’interrompit, railleur : « nous avons besoin d’Orson Welles, c’est ce que vous dites ? », faisant implicitement référence au canular radiophonique de 1938 du cinéaste qui annonçait le débarquement des extraterrestres en direct sur les ondes de la CBS.

En vérité, Krugman avait en tête un autre conteur en la personne de John Maynard Keynes.

« Vieilles bouteilles »

Face aux moqueries suscitées par son histoire d’alien, Krugman s’expliqua quelques jours plus tard sur son blog, soulignant qu’il ne faisait qu’esquisser une « version actualisée » de l’apologue de Keynes dit des « vieilles bouteilles ».

Plus profondément, le scepticisme de Rogoff à l’égard de l’argument de Krugman illustre le rejet des économistes mainstream vis-à-vis d’une proposition de politique économique qu’ils attribuent généralement à Keynes, à savoir l’idée que « le gouvernement devrait payer les gens pour qu’ils creusent des trous dans le sol et les rebouchent ensuite ».

Extrait du débat entre Paul Krugman et Kenneth Rogoff.

Le prétendu argument de la relance keynésienne indiquerait que toute dépense publique, même inutile et dispendieuse, réactiverait la demande globale par le biais du multiplicateur.

En réalité, Keynes n’a jamais utilisé cette expression qui lui ait pourtant si souvent attribuée (par ses détracteurs comme par ses partisans). Et si nous examinons de plus près ce que Keynes a imaginé dans sa Théorie générale de 1936, le lecteur est mis face à une situation tout à fait différente :

« Si le Trésor était disposé à emplir de billets de banque de vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines de charbon désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et ensuite laissait à l’entreprise privée le soin de déterrer les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire… il n’y aurait plus de chômage. »

Dans ce passage, Keynes soutenait que les pouvoirs publics devaient créer une situation dans laquelle les gens sont si enthousiastes qu’ils seraient, en quelque sorte, prêts à payer et à dépenser leur énergie pour creuser des trous dans le sol. Rien n’est donc plus contraire à l’argument de Keynes que l’idée d’engager des entrepreneurs et des travailleurs dans des activités sans but, comme creuser des trous un jour pour les reboucher le lendemain.


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Plutôt, pour sortir de la crise, le gouvernement doit entreprendre des interventions publiques destinées à raviver les esprits animaux et à s’appuyer sur le besoin naturel d’action des gens, comme lors d’une ruée vers l’or ; une solution bien plus souhaitable que son alternative – envisagée par Krugman sous la forme d’une invasion alien – la guerre.

Prendre les vieilles bouteilles pour argent comptant

S’agit-il avec cet apologue des vieilles bouteilles d’un raisonnement par l’absurde pour moquer le Trésor et favoriser des dépenses publiques massives et utiles ? C’est vraisemblablement en partie le cas, le goût de Keynes pour l’ironie étant de notoriété publique. Mais dans le même temps, Keynes souligne lui-même que « des difficultés politiques et pratiques s’opposent » à une telle politique raisonnable de dépense pour sortir d’une crise économique.

Premièrement, les investissements utiles (tels des logements) prennent du temps et sont difficiles à mettre en œuvre à court terme. Deuxièmement, les investissements partiellement utiles (comme l’entretien des infrastructures) ne sont pas acceptés facilement par les esprits conservateurs du Trésor. Troisièmement, les projets du gouvernement peuvent avoir des effets négatifs sur les agents économiques et les déprimer (une politique dispendieuse aujourd’hui se paiera demain en hausse de taxe).

Par contraste, la politique envisagée dans la parabole des vieilles bouteilles offre précisément une solution à ces trois problèmes en même temps.

Premièrement, dans cette narration, tous les éléments permettant de mettre de l’argent à la disposition des acteurs sont immédiatement disponibles. Les trous n’ont pas besoin d’être creusés car ils sont déjà là sous la forme de mines de charbon « désaffectées ». Les bouteilles dans lesquelles sont mis les billets sont « vieilles », c’est-à-dire déjà produites et ayant rempli leur fonction initiale. Enfin, les bouteilles sont recouvertes de « détritus urbains » que l’on peut également se procurer directement, facilement et de manière répétée (et tout cela ne coûte presque rien au gouvernement).

Deuxièmement, le procédé des vieilles bouteilles ne craint pas le défi de la rentabilité en tant qu’investissement partiellement utile, car celles-ci ressemblent symboliquement à l’extraction d’or, une sorte de dépense totalement inutile qui est pourtant bien acceptée par le Trésor au-delà de tout calcul rationnel. Pour Keynes en effet, « l’analogie entre le stratagème des vieilles bouteilles et les mines d’or du monde réel est complète ».

Troisièmement, ce procédé ne risque pas de déprimer les esprits animaux, mais au contraire de les exciter, comme nous le montrons dans un récent article de recherche.

Réanimer les esprits animaux

Comment une politique peut-elle réanimer les esprits animaux et faire entrer les individus dans un état d’euphorie ? En enterrant des billets de banque, le Trésor lancerait en quelque sorte une course aux billets, une forme de chasse au trésor, une loterie, voire une nouvelle ruée vers l’or. L’attrait de l’extraction d’une pépite d’or sous la forme d’une bouteille remplie de monnaie incite les entrepreneurs à emprunter à nouveau, et les banquiers à prêter à nouveau.

En outre, les entrepreneurs et les investisseurs doivent entreprendre toute une série d’opérations pour déterrer les bouteilles : ils dépensent d’abord (évitant la thésaurisation). Et poussés par un irrésistible attrait pour le jeu, ils sont tentés de dépenser plus qu’ils ne déterreront réellement. Tout comme lors d’une ruée vers l’or, les pionniers dépensaient généralement plus qu’ils ne gagnaient ; et de nouvelles entreprises commerciales ont fleuri autour de l’activité minière donnant finalement naissance à de nouvelles villes, telle San Francisco.

Affiche de l’époque de la ruée vers l’or
Lors d’une ruée vers l’or, les pionniers dépensaient généralement plus qu’ils ne gagnaient. G.F. Nesbitt

En stimulant les esprits animaux, ce type de politique permet à l’effet multiplicateur de fonctionner pleinement. L’investissement total est bien plus important que la somme initiale placée par le Trésor (via une plus forte incitation à investir). Et du fait de l’excitation générée par la ruée vers l’or, la propension globale des individus à consommer augmente également.

Éviter la guerre

À travers son apologue des vieilles bouteilles, Keynes proposait un modèle alternatif à la politique de relance la plus assidûment suivie au cours de l’histoire : la guerre. Aussi en prenant l’exemple d’une invasion alien, le sens du message originel de Keynes a été inversé par Krugman.

D’ailleurs, si les guerres permettent de sortir d’une crise économique, ce n’est pas seulement grâce à l’acceptation par le Trésor de larges dépenses publiques (comme envisagée par ce dernier), mais surtout grâce à la tension psychologique collective qui permet des efforts extraordinaires. Éviter la guerre comme solution à la crise économique, c’est alors être capable de produire ce type de tension psychologique extrême durant une période de paix, comme ce fut le cas lors des ruées vers l’or.

En définitive, les guerres et les ruées vers l’or aboutissent à un résultat comparable en termes d’augmentation de la demande globale, bien qu’elles s’appuient sur des dynamiques psychologiques opposées avec des résultats sociopolitiques contrastés.

D’une part, les guerres, jouant sur la peur et l’esprit de cohésion nationale, substituent la consommation privée à la consommation publique pour soutenir l’effort militaire. Ce type de dépense fut d’ailleurs largement mobilisé en temps de paix pour préparer la guerre par Hitler, lors par exemple de la construction des autoroutes allemandes initiée en 1933.

Le chancelier allemand Adolf Hitler inaugure le chantier d’une autoroute en 1933
Le chancelier allemand Adolf Hitler inaugure le chantier d’une autoroute en 1933. Wikimedia, CC BY-SA

D’autre part, la ruée artificielle vers l’or, jouant sur l’effervescence et le goût des gens pour le jeu, repose sur l’effet de levier d’une petite dépense publique générant une dépense privée beaucoup plus importante ; aussi une telle intervention peut être aussi minimale que possible. Ajoutons qu’en temps de guerre, l’effet multiplicateur est généralement très faible en raison de la sous-consommation privée (réduction de la propension à consommer). Aussi pour obtenir un effet comparable à celui d’une ruée vers l’or, les dépenses publiques doivent être bien plus élevées.

Place aux enthousiastes !

Certes, Keynes n’envisage pas de mettre en place des ruées vers l’or à proprement parler (charriant de graves problèmes sociaux). Keynes met plutôt en avant les principes généraux d’une intervention publique efficace en cas de crise. La question qu’on est naturellement amené à se poser est la suivante : mais alors quelle forme tangible devrait prendre une ruée artificielle vers l’or ?

Question cruciale pour les gouvernants, mais pas pour ceux qui, comme Keynes, voulaient énoncer des principes économiques généraux. Néanmoins, lorsqu’il se risque à donner quelques détails, Keynes insiste sur le fait que la politique d’expansion devrait être aussi décentralisée que possible, émanant principalement des autorités locales ainsi que des agents privés eux-mêmes, notamment sous la forme « d’une masse de projets divers, pas individuellement de première grandeur » mais incluant les « projets multiples et variés des enthousiastes ». Ces projets échapperaient d’ailleurs au contrôle direct de l’État, dans la mesure où ce dernier devrait les financer même s’il est dans l’incapacité de les évaluer.

En définitive, prendre Keynes au mot, c’est tracer une voie pour sortir de l’issue tragique de la guerre. À cette fin, des ruées artificielles vers l’or devraient prendre la forme d’une multitude et de la plus grande variété de projets enthousiasmants ; parce que la guerre détruit les villes là où une ruée vers l’or les aide à naître.

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