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Des gens assis de dos dans un espace de travail
Les entreprises ne seront pas mieux gérées avec l'arrivée de l'IA… bien au contraire. (Shutterstock)

L'IA ne révolutionnera pas la gestion des entreprises… au contraire

Il n’est pas exagéré de considérer la démocratisation des nouvelles formes d’intelligence artificielle (IA), telles que ChatGPT (OpenAI), Bard (Google) ou Co-Pilot (Microsoft), comme une révolution sociétale de l’ère numérique.

En effet, l’utilisation grand public des systèmes d’IA bouleverse plusieurs domaines, notamment l’éducation universitaire, le système légal et, bien entendu, le monde du travail.

Ces changements se font à une vitesse si ahurissante que la recherche peine à suivre. Par exemple, en quelques mois seulement, la plate-forme ChatGPT s’est améliorée à un tel point qu’elle a maintenant la capacité de se classer parmi le top 10 % des meilleures notes de l’examen uniforme du barreau aux États-Unis. Ces résultats encouragent même certaines firmes d’avocats aux États-Unis à utiliser des logiciels d’IA pour remplacer le travail de certains techniciens juridiques afin détecter les préférences d’un juge dans le but de personnaliser et d’automatiser leur plaidoyer.

Néanmoins, bien que les avancées technologiques sont remarquables, les résultats de plus de 40 ans de recherche en psychologie organisationnelle sont tout simplement incompatibles avec les promesses de l’IA. Ayant travaillé pendant de nombreuses années en tant qu’expert en gestion stratégique, je propose d’apporter un éclairage distinct — mais complémentaire — sur le côté parfois sombre des organisations, c’est-à-dire les comportements et les procédures qui sont irrationnels (voire stupides) et leurs impacts lors de l’intégration de l’IA.

Des organisations stupides

Vous êtes-vous déjà retrouvé dans une situation professionnelle au cours de laquelle on a invalidé votre idée en répondant « la règle, c’est la règle » et ce, même si votre solution était plus créative et/ou coûtait moins cher ? Félicitations ! Vous travailliez (ou travaillez encore) dans une organisation stupide, selon la science.

La stupidité organisationnelle est inhérente, à différent degré, à toutes organisations. Elle met de l’avant le principe que les interactions humaines sont, de facto, inefficientes et que les processus pour contrôler le travail (p. ex. les politiques d’entreprises) qui ne sont pas mis à jour régulièrement ont le risque de rendre l’organisation stupide.

Alors que certaines organisations travaillent d’arrache-pied pour se renouveler, d’autres, souvent par manque de temps ou par recherche du confort au quotidien, entretiennent des processus qui ne tiennent plus avec la réalité auquel fait face l’organisation — elles deviennent alors stupides. Deux éléments de la stupidité organisationnelle peuvent être mis de l’avant : la stupidité fonctionnelle et l’incompétence organisationnelle.

La stupidité fonctionnelle

Elle est présente quand les comportements des gestionnaires d’une organisation imposent une discipline qui contraint la relation entre les employés, la créativité et la réflexion. Dans ces organisations, les gestionnaires refusent le raisonnement rationnel, les nouvelles idées et résistent au changement, ce qui a pour effet d’augmenter la stupidité organisationnelle.

Cela résulte en une situation ou les employés évitent de travailler en équipe, et conservent leurs ressources au travail (p. ex. leurs connaissances, leurs expertises) pour leurs bénéfices personnels plutôt que les bénéfices organisationnels. Par exemple, un employé pourrait remarquer les signes avant-coureurs d’une défaillance d’une machine dans son milieu de travail, mais décider plutôt de ne rien dire, car « ce n’est pas mon job », ou bien, car son gestionnaire lui est plus reconnaissant lorsqu’il répare la machine plutôt que lorsqu’il prévient une défaillance.

Dans un contexte de stupidité fonctionnelle, l’intégration de l’IA au travail ne ferait qu’empirer la situation. Les employés, étant restreints dans leurs relations avec leurs collègues et tentant d’accumuler le plus de ressources possible au travail (p. ex. connaissances, expertises, etc.), auront tendance à décupler les demandes d’information répétées provenant de l’IA. Ces demandes seront souvent faites sans contextualisation des résultats ou sans l’expertise nécessaire pour l’analyse.

Prenons par exemple une organisation qui souffre de stupidité fonctionnelle et qui, traditionnellement, attitrait un employé à l’analyse des tendances du marché pour ensuite transmettre ces informations à une autre équipe pour la mise en place des campagnes publicitaires. L’intégration de l’IA risquerait alors d’inciter tous les membres de l’organisation (ayant l’expertise nécessaire pour contextualiser la réponse de l’IA, ou non) à chercher de nouvelles tendances du marché afin d’avoir la meilleure idée en réunion devant le patron.

Nous avons déjà certains exemples de stupidité fonctionnelle qui surgissent dans les nouvelles ; c’est le cas notamment d’un cabinet d’avocats aux États-Unis qui a cité (grâce à ChatGPT) six cas de jurisprudence qui sont tout simplement inexistants lors d’un procès. Ultimement, ces comportements réduisent l’efficacité de l’organisation.

Des organisations incompétentes

L’incompétence organisationnelle se situe quant à elle au niveau de la structure de l’entreprise. Ce sont les règles (souvent inadaptées ou trop strictes) qui empêchent l’organisation d’apprendre de leur environnement, de ses échecs ou de ses succès.

Imaginons que l’on vous donne une tâche à réaliser au travail. Vous pouvez la terminer en une heure, mais votre date butoir est fixée pour la fin de la journée. Il est possible que vous soyez tenté d’étirer le temps requis pour réaliser la tâche jusqu’à sa limite, car vous n’avez aucun avantage à la terminer plus tôt, ou aucune tâche supplémentaire ou aucune valorisation du travail rapide. De ce fait, vous pratiquez le principe de Parkinson.

En d’autres termes, votre travail (et la charge cognitive nécessaire à celle-ci) sera modulé pour remplir la totalité du délai prescrit. Il est difficile de voir dans quelle mesure l’utilisation de l’IA permettra une augmentation de l’efficacité au travail dans une organisation qui à une forte tendance au principe de Parkinson.

Le second élément de l’incompétence organisationnelle pertinent à l’intégration de l’IA au travail est le principe de kakistocracy, ou comment l’individu qui semble avoir le moins de compétence pour occuper un poste de gestion, se retrouve néanmoins dans cette position.

Cette situation se produit lorsqu’une organisation favorise l’octroi de promotions à partir des performances actuelles de l’employé plutôt que de sa capacité de répondre aux exigences du nouveau rôle. Ainsi, la promotion s’arrête le jour où l’employé n’est plus compétent dans le rôle qu’il exerce actuellement. Si toutes les promotions dans l’organisation se font de cette façon, nous aurons une hiérarchie bondée de gens incompétents ; c’est le principe de Peter.

Le principe de Peter aura encore plus d’effets négatifs dans les organisations qui intégreront l’IA. Ainsi, un employé qui sera en mesure de maîtriser l’IA plus rapidement que ces collègues, par exemple en écrivant un code de programmation en un temps record pour régler plusieurs problèmes chronophages au travail, aura un avantage sur ceux-ci. Cette compétence lui sera favorable lors de son évaluation de rendement et engendrera une promotion.

Incompétence et inefficacité

Néanmoins, son expertise en IA ne lui permettra pas de relever les défis de résolution de conflit et de leadership que les postes de gestion engendrent. Si le nouveau gestionnaire n’a pas les compétences interpersonnelles nécessaires (ce qui est souvent le cas), celui-ci risque alors de souffrir d’injelitance (une combinaison d’incompétence et de jalousie) face à ses nouveaux défis.

Car c’est lorsque les capacités humaines devront être mises de l’avant (pensée créative, aspect émotif de toutes relations humaines), et que nous atteignons les limites de l’IA, que le nouveau gestionnaire sera inefficace. Dans son sentiment d’incompétence, le gestionnaire nécessitera plus de temps pour prendre une décision, et aura tendance à trouver des solutions à des problèmes inexistants afin de pouvoir mettre de l’avant ses compétences techniques et justifier son expertise auprès de l’organisation. Par exemple, le nouveau gestionnaire pourrait décider qu’il est essentiel de surveiller (via l’IA bien sûr !) dans son équipe le nombre de touches du clavier pesées par minutes par les employés. Naturellement, cet élément n’est en rien un indicateur d’une bonne performance au travail.

Bref, il serait faux de penser qu’un outil aussi rationnel que l’IA, dans un milieu aussi irrationnel qu’une organisation, entraînera automatiquement les bénéfices d’efficience escomptés par les dirigeants. Ces derniers doivent s’assurer avant tout que leur organisation n’est pas stupide (autant dans les processus que dans les comportements) avant de penser à l’intégration de l’IA.

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