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Marco Mendicino, ministre fédéral de la Sécurité publique, a déclaré qu’un registre des agents étrangers protégerait les Canadiens et renforcerait les efforts déployés pour lutter contre l’ingérence étrangère. La Presse canadienne/Sean Kilpatrick

L’ingérence étrangère au Canada vous inquiète ? Un registre des « agents ennemis » n’est pas la solution

Le gouvernement fédéral consulte actuellement les Canadiens sur la création d’un registre visant la transparence en matière d’influence étrangère. Par ce registre, qui pourrait être instauré bientôt, on demanderait à chaque citoyen de déclarer ses relations avec des « mandants étrangers », une catégorie qui comprend les gouvernements étrangers, les entreprises, les organisations, les groupes et les individus.

La pression politique est de plus en plus forte sur le gouvernement pour qu’il agisse rapidement. Le chef de l’opposition fédérale, Pierre Poilievre, exige des libéraux qu’ils fixent une date pour la création du registre. Certains groupes de pression réclament qu’il entre en vigueur avant les prochaines élections fédérales, pendant que les médias publient des titres inquiétants sur la Chine.

Les Canadiens ont raison de redouter l’ingérence étrangère dans notre démocratie. Néanmoins, compte tenu de notre histoire, nous devrions nous méfier des politiques qui affecteront non pas les gouvernements étrangers avec lesquels nous sommes en conflit, mais plutôt les droits civils de personnes vivant au Canada.

Le premier ministre Justin Trudeau a admis que le Canada avait « connu dans son histoire des expériences difficiles » et a parlé de l’internement de Canadiens d’origine japonaise et italienne pour justifier une certaine prudence.

Néanmoins, des informations diffusées par le ministère de la Sécurité publique laissent croire que si un registre est créé, les Canadiens qui défendent des points de vue jugés favorables à des intérêts étrangers pourraient se voir infliger une amende ou une peine d’emprisonnement, même dans les cas où ils n’auraient reçu aucun paiement ou avantage pour avoir exprimé ces points de vue. Les personnes accusées d’avoir l’intention d’exprimer de telles opinions pourraient également être sanctionnées, même si elles ne l’ont pas encore fait.

Compte tenu du tollé politique et médiatique actuel concernant l’ingérence présumée de la Chine au Canada, il semble évident que tous les contacts avec l’étranger ne seraient pas considérés de la même manière en vertu d’une telle politique. Un Canadien invité à dîner à l’ambassade de France serait perçu autrement qu’un Canadien invité à l’ambassade de Chine.

En réalité, cette politique concerne les pays avec lesquels le Canada se trouve en conflit. Ce qui est proposé, c’est un registre des agents ennemis.

Et c’est un terrain dangereux.

Les erreurs du passé

Le registre proposé déclenche des sirènes d’alerte dans ma tête, compte tenu des recherches que j’ai menées au cours des dix dernières années sur le déplacement, l’internement, la dépossession et l’exil des Canadiens d’origine japonaise dans les années 1940. Je pense que tous les Canadiens devraient s’en inquiéter.

En 1941, les trois quarts des personnes d’origine japonaise vivant au Canada sont des sujets britanniques du Canada, des citoyens selon la loi de l’époque. Quelques mois avant l’attaque des bases alliées du Pacifique par le Japon, les autorités créent un registre des Canadiens d’origine japonaise. Dans le plus grand secret, les services de sécurité commencent à dresser des listes de personnes soupçonnées de défendre les intérêts de l’ennemi.

Des Canadiens d’origine japonaise entourent un agent de la GRC dans un camp d’internement de la vallée de Slocan dans les années 1940, cherchant à comprendre les injustices dont ils ont été victimes. Bibliothèque et Archives Canada

Une fois que le Canada et le Japon sont entrés en guerre, les Canadiens d’origine japonaise subissent une série d’injustices. On les chasse de leurs maisons, puis le gouvernement saisit et vend tout ce qu’ils ont été contraints de laisser derrière eux. La vente des maisons, des entreprises et des biens personnels des Canadiens d’origine japonaise n’a amélioré la sécurité de personne.

À la fin de la guerre, en 1945, les autorités canadiennes refusent toujours de leur permettre de retourner dans leurs anciennes communautés. Au lieu de cela, près de 4 000 personnes sont envoyées au Japon, et d’autres sont privées de leurs droits civiques jusqu’en 1949. L’internement au Canada a été, pendant la majeure partie de sa durée, une politique d’après-guerre et non de crise militaire.

Ces décisions reflètent une histoire de racisme antérieure à la guerre. Mais l’injustice résulte aussi du fait que les représentants du gouvernement improvisent des politiques pour résoudre des problèmes qu’ils estiment leur avoir été imposés.

En réalité, les défis auxquels ils sont confrontés résultent souvent des actions du gouvernement. Lorsque tous les Canadiens d’origine japonaise ont été déplacés de la côte de la Colombie-Britannique, les fonctionnaires sont chargés d’entreposer leurs biens et de s’en occuper. C’est une tâche ardue. Il est plus facile de les vendre. La vente forcée devient alors la solution à un problème administratif créé par les déplacements massifs, surtout que les propriétaires sont perçus par beaucoup comme des citoyens de seconde zone.

Après la guerre, les représentants du gouvernement envisagent de procéder à des expulsions massives vers le Japon, car beaucoup d’entre eux estiment que les personnes d’origine japonaise ne pourront jamais être réellement canadiennes. Ils considèrent qu’il s’agit aussi d’une façon de résoudre le problème administratif que pose la recherche d’un lieu d’accueil pour les personnes internées dont les maisons ont été vendues.

L’enregistrement a facilité le déplacement et l’internement. Le déplacement a permis la dépossession. On a procédé ensuite à l’expulsion. Les politiques suivent des trajectoires. Une décision mène à d’autres décisions, et l’injustice peut se multiplier d’une manière qui, au départ, n’était pas prévue (ou pas entièrement reconnue ou approuvée).

Nos choix futurs

Un homme en costume bleu parle en tenant un papier
Le premier ministre Justin Trudeau a invoqué l’internement des Canadiens d’origine japonaise et italienne pour justifier la prudence à l’égard d’un nouveau registre. La Presse canadienne/Adrian Wyld

Aujourd’hui, la plupart des personnes d’origine chinoise vivant ici sont des citoyens canadiens. Même les partisans d’un registre des agents étrangers, comme l’ancien ambassadeur du Canada en Chine, David Mulroney, reconnaissent qu’il n’est pas possible de discuter sérieusement de l’enregistrement des personnes responsables de l’ingérence chinoise sans tenir compte de l’impact que cela aura sur les Canadiens d’origine chinoise.

Les partisans du registre affirment qu’il n’est pas foncièrement raciste et qu’il protégera les Canadiens d’origine chinoise.

Mais les termes avancés dans le cadre de la consultation publique sur la politique sont vastes et imprécis. Et sa portée a de quoi inquiéter.

Compte tenu de l’étendue de la politique, le gouvernement ne peut s’attendre à ce que chaque point de contact entre un Canadien et un « mandant étranger » soit enregistré. Le registre, comme les politiques des années 1940, va générer des problèmes que les administrateurs devront ensuite résoudre.

De nouvelles politiques et réglementations pourraient affecter les organisations communautaires qui ont des liens avec des pays avec lesquels nous sommes en conflit, les entreprises avec des partenariats à l’étranger, les voyageurs, les étudiants, les journalistes et les universitaires. Un registre des agents ennemis placerait le Canada sur une trajectoire dont la destination est incertaine.

Les Canadiens qui participent à la consultation du gouvernement devraient bien réfléchir avant de répondre. Si nous savons tirer des leçons de notre histoire – de l’intersection des conflits, de la sécurité, des migrations et du racisme dans le passé canadien –, nous devons faire preuve de prudence et de modération. Le Canada sera-t-il vraiment plus sûr avec un registre des agents ennemis ? Quels sont les préjudices qu’on n’a pas envisagés ? Qui les subira ?

This article was originally published in English

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