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L’ivresse des ordonnances : une tentation bonapartiste ?

Les penseurs de marbre dominant l'hémicyle le rappellent: gouverner c'est aussi délibérer. Le gouvernement du Président Macron l'aurait-il oublié ? Ibex73/Wikimedia, CC BY-NC-SA

Après la réforme du code du travail, celle de la SNCF. L’usage que fait l’exécutif des ordonnances interroge. Passage en force ou simple souci d’efficacité ?

D’autres projets rendent inquiétante cette conception de l’action gouvernementale. D’abord, l’intention de restreindre le droit d’amendement, dans le cadre de la réforme des institutions voulue par Emmanuel Macron. Ensuite, la volonté de bloquer au Sénat le vote d’une proposition de loi pour revaloriser les retraites agricoles.

Un usage de l’article 44-3 de la Constitution qui vient d’être dénoncé par tous les groupes politiques du palais du Luxembourg.

Comme si le gouvernement d’Édouard Philippe confondait vitesse et précipitation. Au point de faire de la démocratie gouvernante l’ennemie du gouvernement par la délibération. Errements technocratiques ? En tout cas, une tentation évidente, celle de faire de la compétence technique l’instrument d’une souveraineté d’Etat bien éloignée de la tradition républicaine.

À quoi sert le Parlement ?

On peut comprendre l’impératif d’aller vite pour une nouvelle majorité présidentielle. Surtout lorsqu’elle voit poindre un nouveau cycle électoral. Avec les européennes en 2019 et les municipales l’année suivante, s’ouvre une nouvelle conjoncture politique. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner qu’elle sera moins favorable au nouveau locataire de l’Élysée. Reste qu’à contourner de manière répétée la délibération parlementaire, l’exécutif prend un risque. Celui de l’autoritarisme.

Réformer sans débat parlementaire : même sous la Ve République, l’exercice a ses limites. Les cinq ordonnances modifiant le code du travail, début octobre 2017, ont déjà fait naître la suspicion. En proposant de suivre la même méthode pour la réforme de la SNCF, le gouvernement s’enferre. Certes, l’avenir de la compagnie ferroviaire ne sera pas discuté à l’Assemblée nationale. Le débat sera uniquement dans la rue… et en conseil des ministres. Un face-à-face qu’il serait toutefois périlleux d’ériger en doctrine.

La fin du « tatillonnage » ?

L’argument d’Emmanuel Macron, c’est d’agir « de manière rapide et efficace ». Entendons : sans les allers-retours de la navette parlementaire, en s’épargnant aussi la cohorte des amendements comme les longues discussions en commission ou en séance plénière. Des procédures qualifiées de « tatillonnages » dans l’entourage du chef de l’État. Se passer du Parlement, même si c’est pour une durée limitée (art. 38 de la Constitution), est-ce vraiment une bonne idée ? Le souci avancé de « gagner du temps » ne masquera pas ce fait connu de tous : le gouvernement n’a nullement à craindre une majorité en défaut de solidarité ou tentée par le désir d’obstruction.

Donc il s’agit bien de mettre le Parlement sur la touche. Pour cela, les moyens constitutionnels ne manquent pas. La « rationalisation du parlementarisme » offre, depuis 1958, une large palette à l’exécutif

Vacances parlementaires. Le Petit Parisien, n° 20837, 18 mars 1934.

Outre des sessions parlementaires à durée réduite, il faut mentionner un ordre du jour de l’Assemblée fixé par le gouvernement. La délimitation du domaine de la loi ? Il est déjà plus qu’étriqué si l’on regarde ce qui se passe dans les démocraties comme l’Allemagne, les États-Unis ou l’Angleterre. Quant à l’encadrement de l’initiative des députés, il permet déjà à Matignon de s’opposer à toute proposition ou tout amendement qui n’aurait pas ses faveurs. Le contrôle des ministères ? Il est soumis à des conditions tellement limitatives que beaucoup en concluent à son inexistence. N’évoquons même pas le vote d’une motion de censure. C’est quasiment chose impossible. Bref, le Parlement ressemble moins, en France, à un législateur qu’à une chambre d’enregistrement.

La révision constitutionnelle : un nouveau tour d’écrou ?

L’idée d’aller plus loin encore, à l’occasion de la réforme constitutionnelle promise par le candidat Macron, ne va pas dans le sens de rééquilibrer les pouvoirs. Mettre en place un contrôle automatique des amendements avant l’examen des textes en séance est une vexation inutile. Et que dire de l’autre mesure avancée par le gouvernement : fixer le nombre d’amendements susceptibles d’être déposés proportionnellement au nombre d’élus de chaque groupe parlementaire. Même le général de Gaulle n’y aurait pas songé !

Si l’autorité de l’État structurait la pensée constitutionnelle du premier président de la Ve République, au moins depuis le discours de Bayeux, le 16 juin 1946, il s’en était tenu à un compromis.

Extraits du « Discours de Bayeux », 1946.

Entre un régime présidentiel et le parlementarisme des républiques précédentes, le curseur s’était arrêté sur une formule simple : « Le Parlement, s’il délibère et vote les lois et contrôle le ministère, a cessé d’être la source d’où procèdent la politique et le gouvernement ». En est-il encore ainsi avec la pratique excessive des ordonnances et ce nouvel encadrement du droit d’amendement ?

Le gouvernent doit gouverner mais en se dérobant pas à l’obligation de convaincre sa majorité, encore moins à celle de respecter l’opposition. S’affranchir de ce double devoir, c’est se dérober à la responsabilité politique. C’est même manquer à son impératif premier : celui d’expliquer la conduite de l’action publique. Cette responsabilité, elle doit être assumée devant la représentation nationale. N’en déplaise aux tenants de la nouvelle souveraineté jupitérienne : la confrontation des idées et des projets ne s’est pas interrompue avec les récentes élections. Elle n’est qu’un autre visage de la nécessité, permanente en démocratie, de se soumettre au contrôle de la nation.

Gouverner, c’est aussi délibérer

Les constituants de 1958 n’avaient pas fait mystère de leur volonté de brider le Parlement. Faut-il aujourd’hui aller jusqu’à l’étouffer ? Limiter à la portion congrue l’autonomie du législateur, c’était hier affirmer la suprématie du pouvoir exécutif. Un idéal technocratique qui consistait finalement à promouvoir l’efficacité au détriment de la délibération. Pourquoi faire un pas de plus dans cette direction ? Pour céder à la nostalgie d’un passé mythique ?

Avec la Constitution de 1958, la pratique n’a cessé de se multiplier. On recense plus de 405 ordonnances entre 1984 et 2013, avec une nette augmentation sur la dernière décennie. Certains invoquent une raison purement matérielle : la transposition en droit français des directives de l’Union européenne. C’est manquer le principal : un tel recours est aussi une aspiration politique. Une aspiration plus bonapartiste que républicaine. Le néo-gaullisme de Macron en revendique les traits essentiels : rassemblement au-dessus des partis, grandeur de la France, méfiance à l’égard du parlementarisme, sacralisation du chef de l’État.

C’est pourquoi il faut le redire : gouverner, c’est aussi délibérer. Partout en Europe de l’Ouest, la chose s’entend comme naturelle. Car le Parlement y est considéré comme représentatif de la nation. Il l’est, comme disait Paul Reynaud, plusieurs fois ministre sous la IIIe République, « avec ses qualités et ses défauts, avec ses diversités et ses contradictions mêmes ».

Pour échapper à l’accusation d’abandonner la démocratie parlementaire, le premier ministre le martèle : « cette méthode ne confisque aucunement le dialogue ». Il se permet même d’ajouter que « le recours aux ordonnances permettra une large concertation ». Au final, le pouvoir législatif ne ferait que « prêter » ses prérogatives à l’exécutif, comme Édouard Philippe l’a répété le 26 février dernier. On sourirait si le sujet n’était pas si grave. Plus généralement, voir un parti au pouvoir changer, sans concertation avec l’opposition, les règles de la discussion parlementaire est forcément source d’inquiétude.

L’article 49-3 de la Constitution offre, on le sait, aux débats parlementaires de brûler l’étape du vote. L’ordonnance, elle, fait l’inverse. Elle se passe des débats mais nécessite deux votes, au début et à la fin de la procédure. Y recourir alors que personne ne peut faire « le constat que les choses sont bloquées », comme l’observe, surpris, François Bayrou, est manifestement une erreur.

Voici d’ailleurs ce que mettait en avant, en novembre 2016, dans une interview donnée au journal Le Monde un certain Emmanuel Macron :

« Je ne crois pas une seule seconde aux cent jours et à la réforme par ordonnances. Regardez ce qui vient de se passer quand on réforme en passant par le 49-3, qui est pourtant un article constitutionnel : les gens le prennent très mal. »

Il faut en convenir : si les ordonnances soulèvent un problème démocratique, c’est d’abord une conception de la république qu’elles engagent. Certains ajouteront, jusqu’à réveiller de bien mauvais souvenirs. Car lorsque ces décrets-lois d’un nouveau genre portent sur des textes emblématiques, ils traduisent une défiance envers la démocratie sociale et parlementaire. Dénués de toute nécessité, ils aboutissent alors à disqualifier une action gouvernementale. De la façon la plus simple du monde : en l’éloignant des valeurs qu’elle prétendait poursuivre.

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