Menu Close
« Le Voyageur contemplant une mer de nuages », par Caspar David Frierdrich (1818). Wikimedia

Moritz et Guéhenno : deux écrivains à l’assaut de la société de leur temps

Quelle relation entre l’essayiste français du XXe siècle Jean Guéhenno (1890–1978) et le romancier allemand du XVIIIe siècle Philipp Moritz (1756–1793) ? L’édition d’Anton Reiser par laquelle nous avons découvert ce dernier a été préfacée par Michel Tournier, dont on sait l’estime qu’il portait à Guéhenno, ce qui ne suffit pas à rapprocher ce dernier de Moritz ; leur relation, d’abord d’opposition puis de proximité, prend un sens cependant, dès que l’on adopte une perspective historique, politique et sociale.

Rappelons l’itinéraire exemplaire de Guéhenno qui, fils d’ouvriers pauvres de Fougères, doit quitter le collège et prépare seul ou presque seul son baccalauréat. Admis à l’École normale supérieure quelques années avant la Grande Guerre, agrégé de Lettres, il devient une figure politique et littéraire à la fin des années vingt de l’autre siècle. Son essai polémique, Caliban parle (1928), lance le débat sur les inégalités culturelles de notre société et met en cause une littérature qui sert à « distinguer » les esprits au lieu de mettre en cause le désordre établi, les hiérarchies traditionnelles.

Il y a un « moment Guéhenno » de l’histoire de la IIIe République : la rupture qu’il incarne par son itinéraire personnel provoque une émotion collective allant bien au-delà de la bourgeoisie libérale ; ce moment est aussi largement mythifié, car les institutions y trouvent leur compte, ce qui n’échappait pas à Paulhan lorsqu’il lui écrivait à propos du Journal d’un homme de 40 ans en septembre 1934 :

« Mais il ne s’agit pas d’un conte de fées : pourquoi sautez-vous brusquement, sans explication, du bureau du petit employé à l’École normale ? […] Est-ce pour ne pas avouer votre triomphe (et pour les autres les humiliations qui s’ensuivent) sur les quelque cent mille jeunes gens qui rêveraient de préparer Normale […], sur les quelque mille qui commencent, et échouent. Enfin, la difficulté, votre difficulté était là, et vous l’esquivez. »

Ce moment correspond, d’un autre côté, à un vaste changement, bien expliqué par Albert Thibaudet dans sa République des professeurs (1927) ; il y montre l’antagonisme, à la fin du XIXe siècle, entre « héritiers » ou « nantis » et « boursiers » ou « promus » ; pour Thibaudet, l’enseignement secondaire, encore prestigieux, contrairement au droit ou à la médecine qui impliquent un patrimoine, « recrute presque exclusivement parmi les boursiers, les fils de famille sans fortune ». Ces hommes nouveaux et modestes se voient appelés plus rapidement à « une fonction de cadres » par trois faits : « l’affaire Dreyfus, la défaite politique de l’Église, et l’arrivée au pouvoir de la République radicale ». Guéhenno, à qui Thibaudet dédie son livre, est le modèle de ces hommes « poussés en avant » par l’histoire de la France : « La ligne de votre vie devient une artère de la vie politique française. »

Se libérer de son carcan

Un siècle et demi plus tôt, Anton Reiser, héros du roman autobiographique éponyme de Moritz, échoue à trouver sa place dans une société allemande morcelée, compartimentée, dépourvue d’une forte fonction publique, dans laquelle l’accès à la haute culture, sans être impossible, est seulement entrouvert à quelques pauvres, doués, qui restent étroitement dépendants de leurs bienfaiteurs et de leurs changements d’humeur.

Anton Reiser est l’histoire d’un jeune homme pauvre, que son père, adepte du quiétisme de Mme Guyon, place en apprentissage chez un chapelier. Mme Guyon – bien oubliée aujourd’hui – suscita un enthousiasme immense qui marqua la fin du règne de Louis XIV, prit très vite un tour politico-religieux, quand Bossuet et Fénelon se mêlèrent au débat, fait attesté par les lettres de la princesse Palatine. Apparemment, un siècle plus tard, au-delà de nos frontières, l’effet Guyon n’est pas retombé. Le jeune garçon, placé « sous un éteignoir physique, moral, intellectuel », d’abord tout à la joie d’échapper enfin à sa famille, est vite malheureux en apprentissage. Passionné par l’éloquence religieuse, il aspire à étudier, à se cultiver, ce que ne lui permet pas sa condition.

Lentement, par étapes au propre et au figuré, suivies de remords et de retours à la vie normale telle qu’on l’a définie pour lui, il cherche à se libérer de son carcan, de cette initiation religieuse qui lui a été imposée « comme un manteau de suie ». C’est en ce sens que Michel Tournier, dans sa préface, définit le récit comme une histoire de « désengagement ».

Désengagement douloureux car, si Anton Reiser a les moyens intellectuels, l’énergie, d’apprendre, et d’apprendre beaucoup, il est pauvre, très pauvre. Il lui faut parfois recourir à des expédients qui marchent un temps mais le maintiennent dans une précarité permanente, contraire au minimum de sérénité et de sécurité qu’exigent les études. Il n’est pas tout à fait seul : de riches et généreux adultes, souvent moralisateurs et condescendants, ce qui exaspère son orgueil, s’intéressent à lui ; des amis partagent son admiration pour les beautés de la nature et son enthousiasme pour la littérature, sans pour autant lui sacrifier leurs vies personnelles ni leurs préoccupations intimes, dont il reste l’auditeur passif, vite ennuyé ou vexé de leur indifférence, même aimable.

Une plaque commémorative à la mémoire de Karl Philipp Moritz, dans le centre de Berlin. OTFW, Berlin/Wikipedia, CC BY

Le théâtre lui apparaît comme la voie royale pour se sortir de sa misère et il tente, à plusieurs reprises, en vain, d’entrer dans des troupes d’acteurs prestigieux (réprouvés par les autorités religieuses) : lumières, applaudissements, succès immédiat après l’effort, richesse, l’attirent ; il se brûle aux feux de la rampe.

Une Allemagne éprise de culture et de théologie

Michel Tournier voit dans le roman un « avertissement donné aux jeunes » artistes ambitieux : « Toutes ces entreprises ne visant qu’à la fortune ou à la gloire » ou encore à un but moral, politique, religieux « passent à côté de l’absolu », condamnent leurs auteurs à la médiocrité. Pour lui, le génie exigerait un désintéressement absolu (rarement accessible aux très pauvres).

Ce qui m’a surtout touché dans ce lent roman – lent comme les lentes marches à travers des paysages qui semblent changer si peu (les randonneurs me comprendront) –, c’est une description de l’Allemagne peu avant les bouleversements des guerres révolutionnaires et impériales, d’une Allemagne plutôt, très éloignée de la Prusse qui obsédera les Français pendant un siècle : passions du théâtre et de la poésie, respect immense pour la culture classique, la théologie, manifesté d’abord à ceux qui les enseignent, implications sociales de la langue que l’on parle, bas allemand, haut allemand, latin quand on se trouve avec des gens respectables (même si l’on en sait très peu : les Mémoires de Mme Campan nous apprennent que Marie-Antoinette répondait en latin dans sa jeunesse autrichienne aux harangues de bienvenue, sans comprendre cette langue :

« On y rendait souvent compte des réponses que les jeunes, princesses faisaient en latin aux harangues qui leur étaient adressées elles les prononçaient il est vrai, mais sans les comprendre : elles ne savaient pas un mot de cette langue. »

Si la pauvreté oblige Anton Reiser à faire chambre commune avec des compagnons qu’il n’a pas choisis, bruyants, grossiers – solitude et calme sont des luxes inaccessibles –, il se distingue d’eux par la langue châtiée qu’il parle ; les fautes de conjugaison des rouliers avec lesquels il partage pour la nuit une salle commune d’auberge accroissent son mépris exaspéré à leur égard.

Un portrait de Moritz, par Karl Franz Jacob Heinrich Schumann. Wikipedia

Au-delà de l’Allemagne, Moritz témoigne d’une époque où la plupart des voyageurs marchent d’un lieu à l’autre, connaissent la fatigue, les intempéries, la peur que leurs chaussures ne les lâchent, font de nombreuses rencontres, heureuses (compagnons de route qui vous racontent les pays que vous allez traverser, vous avertissent des pièges ou dangers, hôtes généreux et désintéressés), ou malheureuses (sergents recruteurs, gens d’armes pourchassant les vagabonds) ; d’un monde où la campagne n’est pas encore séparée de la ville par une interminable banlieue, où la ville se définit par ses remparts, ses portes, ses tours et ses clochers, repères familiers.

Un regard détaché

Le regard que porte Moritz sur son héros souvent pitoyable, sur lui-même donc, est original : sans être agressif – personne n’a envie de s’attaquer à un être jeune, solitaire, affamé (de nourriture, d’amitié, de considération, de savoir), dont les quelques égarements ne sont pas des délits graves, qui cherche à « s’en sortir » – il est empreint d’une légère ironie par rapport à ses tourments, inspirés en partie par la sensibilité romantique dominant alors la littérature et les mœurs.

La retenue de l’époque ne permet pas de savoir si Anton Reiser aime les garçons, consciemment ou non. L’on sait juste qu’il a remporté son plus grand succès sur scène travesti en fille.

Chez Guéhenno, une autre forme de « désengagement »

Guéhenno est-il tout à fait le contraire d’Anton Reiser, comme nous l’avons suggéré au début de cet article ? Il ne répondit jamais à Thibaudet et en exprima publiquement le remords à deux reprises, d’abord dans Europe, en 1932, puis dans Vendredi, en 1936 : « C’est peut-être que le pluralisme libéral dont il aimait à se réclamer [laissait] un partisan un peu désarmé. » Guéhenno est alors engagé dans l’aventure du Front populaire et admet qu’elle implique, même chez les intellectuels, une discipline ; ainsi, tout en rappelant sa dénonciation des procès de Moscou en 1937 dans Vendredi (« La mort inutile », 5 février 1937), il rappelle à l’ordre André Gide, coupable de fissurer l’unité du Front populaire par ses attaques contre l’URSS de Staline :

« Nous nous jugeons libres de publier ceux de vos articles qui nous paraissent servir notre cause commune et de vous refuser ceux qui nous paraissent la desservir. Un général lui-même, André Gide, doit marcher au pas de l’armée ».
(16 décembre 1937, dans «Journal d’une “Révolution” 1937-1938», Grasset, 1939).

Si Guéhenno à ce moment a été homme de parti, il ne l’est pas resté. Son existence peut apparaître non comme un « désengagement » ̶ il n’a jamais oublié ses origines ni son espoir de « changer la vie », pour lui et pour les autres ̶, mais comme un affranchissement tranquille et résolu de l’esprit partisan qui a pu le tenter après les massacres de la Grande Guerre et la Révolution d’octobre.

En ce sens, tel Anton Reiser, qui s’est libéré de ce « manteau de suie » du quiétisme de Madame Guyon, Guéhenno s’est libéré précocement du marxisme-léninisme non moins sectaire qui a caractérisé beaucoup d’intellectuels de sa génération. Ce qu’il écrit en 1964, dans Ce que je crois, de son évolution – « J’abandonnai en 1932 mon projet [d’écrire une biographie admirative de Lénine], quand la conjoncture politique en Russie me parut réduire la grande espérance à n’être que la matière d’un nouveau catéchisme » – est rigoureusement confirmé par ses lettres à Romain Rolland dès 1931, et même dès 1928 par une lettre de Paulhan à Jean Grenier.

Cela explique sans doute pourquoi il n’a pas fait le voyage en Terre sainte soviétique de nombreux intellectuels européens.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now