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Un homme vêtu d'un bicorne noir et d'un manteau beige tenant une épée
Joaquin Phoenix dans le rôle de Napoléon, dans le film de Ridley Scott. Napoléon était un législateur prolifique qui a parrainé le « Code civil des Français » à l’influence planétaire. (Apple TV+)

Napoléon le législateur : la gênante omission du film de Ridley Scott

Les conquêtes napoléoniennes sur le champ de bataille et sur l’oreiller forment la trame narrative du film biographique « Napoléon », de Ridley Scott.

Mais devant cette caricature des excès de la masculinité, qui sacrifie la cohérence narrative et l’exactitude historique sur l’autel du sensationnalisme vendeur, ma principale réserve d’historienne de la Révolution française tient moins aux inventions du cinéaste qu’à ses omissions.

Car à trop appuyer sur le génie tactique de Napoléon, ses erreurs de jugement et ses frasques sexuelles, on en oublie son principal héritage : celui d’un législateur visionnaire, mais paradoxalement égocentriste.

Après dix ans d’expérimentations postrévolutionnaires, Napoléon Bonaparte a promulgué une série de réformes qui ont fini d’effacer les hiérarchies sociales, religieuses et féodales de l’époque.

Ce qui, par ailleurs, n’a jamais empêché ce personnage contradictoire de renier ses idéaux révolutionnaires chaque fois que ceux-ci entraient en conflit avec son insatiable ambition dans son empire continental ou ses colonies d’outre-mer.

Achever la Révolution française en droit

Reconnaissons l’habileté de Ridley Scott dans les quelques séquences humoristiques de son film qui décapent à la fois l’hagiographie et les contempteurs du mythe napoléonien. Joaquin Phoenix y incarne davantage la figure du Petit Caporal lourdaud que l’ogre corse.

Mais ce portrait d’un guerrier socialement inepte néglige les plus grandes réalisations et les plus grands échecs d’un législateur prolifique.

Dès sa prise de pouvoir en 1799, ce jeune général de 30 ans a entrepris une série de vastes réformes tout aussi marquantes que les exploits militaires et politiques qui forment la geste napoléonienne.

L’homme d’État a laissé une marque indélébile en tant que promoteur énergique de nouvelles institutions et procédures, dont un système éducatif laïc pour former les cadres d’une bureaucratie en croissance, un ambitieux programme de travaux publics et, par-dessus tout, un système de lois uniforme.

La bande-annonce du « Napoléon » de Ridley Scott.

La fin réelle de la féodalité

Dès l’été de 1789, les députés avaient voulu abolir la féodalité et son système de gestion des terres issu du Moyen-Âge. Ils ont rapidement balayé les droits, les corvées et les dîmes qui, pendant des siècles, avaient lié la paysannerie aux seigneurs et au clergé.

Mais comme l’a montré l’historien Rafe Blaufarb, les gouvernements successifs n’ont pas su régler le problème le plus épineux : la conversion des biens féodaux en propriété au sens moderne.

Le code civil des Français de 1804 a facilité ce processus en instituant un système transparent de droit de la propriété et de la famille.

Mais Napoléon ne s’est pas arrêté là. Ses infatigables collaborateurs ont élaboré divers codes complémentaires — commercial, pénal, rural et militaire. Ensemble, ils ont assaini le marécage des privilèges féodaux, des ordonnances royales de l’Ancien Régime, ainsi que des lois romaines, coutumières et canoniques.

Vocation didactique du nouveau droit

Ce Code napoléonien était le projet des Lumières par excellence : à la fois nécessité pratique et outil de consolidations des réformes révolutionnaires.

Sa prose directe et son organisation rationnelle avaient également valeur didactique. Il informait le citoyen des « principes de sa conduite » et réconciliait une population divisée avec l’idée de son égalité devant la loi.

Dans le contexte d’un empire en croissance, le zèle de Napoléon pour la normalisation anticipait bon nombre des objectifs politiques et économiques de la future Union européenne. Il envisageait déjà « une Cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois », relate Joseph Fouché dans ses mémoires.

Détournement et trahison

Si Napoléon a exporté un cadre juridique égalitaire en Europe, il l’a trop souvent imposé par les armes.

L’homme qui a transformé la Première République française durement gagnée en un « État policier » n’a pas livré « les Lumières à cheval », contrairement à ce que prétendent ses admirateurs.

Tout en défendant la liberté de conscience, la souveraineté nationale et le gouvernement représentatif, Napoléon a emprisonné un pape, truqué des plébiscites, rétabli la monarchie héréditaire et plongé l’Europe dans un état de guerre permanente.

Un homme portant un chapeau bicorne et un manteau bleu à simple boutonnage avec des détails dorés devant un paysage désertique
Napoléon — incarné par Joaquin Phoenix dans le film éponyme — et ses collaborateurs ont remplacé l’Ancien Régime par de nouveaux codes commerciaux, pénaux, ruraux et militaires. (Apple TV+)

Malgré ses mérites, le Code civil annulait plusieurs acquis révolutionnaires pour les travailleurs et les femmes. Une femme adultère risquait la maison de correction, alors que son mari infidèle se voyait simplement interdit de recevoir sa concubine au domicile conjugal.

La liberté d’expression s’est trouvée compromise par la conviction de Napoléon qu’une presse libre contrôlée par le gouvernement peut devenir un allié solide. Ses agents réprimaient toute dissidence par la détention préventive, l’exil et la censure.

Ridley Scott se contente de faire défiler en silence des personnages de première importance. Comme son numéro deux, l’archichancelier Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, qui a rédigé le code civil. Ou son Ministre de la police, Joseph Fouché, qui supervisait les opérations de surveillance.

Tentative de rétablissement de l’esclavage

Le film passe également sous silence sa violation la plus flagrante des valeurs révolutionnaires : sa tentative de rétablir l’esclavage dans les Antilles en 1802.

Cet épisode inclut la trahison de Toussaint Louverture, figure de proue de la Révolution haïtienne, et personnage tout aussi digne d’une superproduction hollywoodienne par son importance et sa complexité.

Cette violence génocidaire a eu son prix : la France y a perdu non seulement plus de soldats qu’à Waterloo, mais sa colonie la plus rentable et sa stature morale.

Et la vente de la Louisiane viendra anéantir son rêve d’empire nord-américain.

Un héritage mondial

Ridley Scott saisit bien les angoisses d’un despote exilé sur l’île Sainte-Hélène, privé d’autorité, mais toujours orgueilleux et incapable d’admettre ses erreurs et ses crimes.

Ce que le film ne montre pas, cependant, c’est la lucidité de Napoléon quant à son héritage le plus durable.

« Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon code civil ! », souffle-t-il au général Charles-Tristan Montholon, son compagnon d’exil.

La chose est avérée, même au-delà des pays occupés ou colonisés par la France. Le Japon de l’ère Meiji et l’Iran prérévolutionnaire ont utilisé le modèle napoléonien pour codifier leurs lois. Des versions du code sont encore en vigueur dans de nombreux pays aujourd’hui.

Si les tactiques napoléoniennes ont échoué à Trafalgar, Vertières et Waterloo, le Code civil s’est révélé invincible.

Malheureusement, les subtilités juridiques ne font pas « du bon cinéma », comme le déclarait l’historien Michael Broers, qui a conseillé Ridley Scott.

Pourtant cela s’est vu, dans la comédie musicale Hamilton ou la minisérie John Adams, qui placent les subtilités légales au centre de l’intrigue. Peut-être Ridley Scott osera-t-il défier les attentes avec la « version longue », attendue ce printemps.

This article was originally published in English

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