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Non, l’écrivain n’est pas une espèce menacée !

Balzac aujourd'hui : sculpture de l’écrivain par Rodin, au MoMA, New York. Bobistraveling/Flickr, CC BY

Dans un article paru sur ce site, Carole Bisenius-Penin m’inclut dans la courte liste des sociologues et théoriciens de la littérature (Bernard Lahire, Alain Viala) qui jugeraient « préoccupante » la situation des auteurs. C’est ne pas m’avoir lue. En effet, sur la base de mes recherches publiées dans Être écrivain : création et identité et dans L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, je plaide depuis plus de quinze ans pour qu’on prenne en compte la spécificité socio-économique et identitaire des activités de création. Et pour qu’on cesse de les rabattre sur le statut des professions ordinaires en s’indignant que les écrivains ne puissent pas « vivre de leur plume ».

Régime vocationnel plutôt que professionnel

Je suis encore intervenue à l’automne 2015 dans une table ronde du CNL à l’occasion de la remise du rapport Martel, évoqué dans l’article. J’ai regretté que ce rapport, en stigmatisant la « paupérisation » des écrivains et en s’inquiétant de leur prochaine « disparition », reproduise les contre-sens sociologiques et les contre-vérités historiques de ceux qui s’imaginent que les écrivains du passé vivaient de leur plume, et que ceux d’aujourd’hui devraient en faire autant.

Or j’ai montré dans mes travaux que l’activité littéraire, au moins depuis l’époque romantique, relève non du « régime professionnel », où l’on travaille pour gagner sa vie, mais du « régime vocationnel », où l’on travaille pour pouvoir écrire, lorsqu’on n’a pas la chance d’être rentier (ce qui était le cas de la plupart des écrivains du XIXe siècle, hormis quelques cas bien connus mais plutôt atypiques). Cette « économie inversée », pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, explique l’importance du « second métier » ou, en termes sociologiques, de la pluri-activité, qui permet à l’écrivain de s’auto-mécéner.

Elle justifie également l’invention d’un certain nombre de dispositifs d’aides (qui existent en France – et pas seulement au Québec – depuis des générations avec le CNL, Centre national du livre, et la Maison des Ecrivains ) : bourses permettant aux auteurs sélectionnés par leurs pairs de se consacrer pendant quelque temps à l’écriture ; ou encore résidences d’écriture, très répandues depuis une vingtaine d’années. Certes, ces dispositifs ont leurs défauts (dysfonctionnements de commissions et réticences des écrivains devant les contraintes associées aux résidences), mais leur principe est sain, en permettant une économie mixte de la création. Une économie basée à la fois sur le marché éditorial et sur les aides publiques.

Rester vigilant sur les droits…

Plaider pour la reconnaissance et le respect de cette spécificité du statut d’auteur, ce n’est évidemment pas refuser toute exploitation marchande des œuvres de l’esprit : il va de soi qu’un auteur doit toucher des droits proportionnels à la vente de ses ouvrages, comme c’est le cas grâce au contrat d’édition. Et il va de soi également qu’il faut être vigilant quant au respect par les éditeurs de leurs obligations en la matière (notamment, aujourd’hui, en matière de droits numériques). Mais il ne faut pas pour autant oublier qu’à la différence des professionnels de la « chaîne éditoriale » (éditeurs, représentants, distributeurs, imprimeurs, libraires…) les écrivains, eux, écrivent même s’ils ne sont pas payés pour cela.

Prétendre que l’écrivain ait un droit à « vivre de son art » au motif qu’il y consacrerait l’essentiel de son temps, c’est le condamner à produire pour le marché, de façon à trouver assez de lecteurs pour dégager des profits suffisant à le faire vivre. Or, ceci est bien connu depuis les travaux pionniers de Bourdieu dès le début des années 1970 : plus la création est subordonnée aux attentes à court terme du grand public, moins elle est personnelle et innovante, et moins elle a de chances, donc, de produire des œuvres susceptibles de passer à la postérité.

… mais réaliste sur le statut

Si Beckett avait voulu « vivre de sa plume », il aurait dû faire du Félicien Marceau ; si Proust avait voulu « vivre de sa plume », il aurait dû faire du Georges Ohnet (auteur très vendu en son temps mais que tout le monde, à juste titre, a oublié) ; et si Francis Ponge avait voulu « vivre de sa plume » il serait mort de faim, lui et sa famille. Or qui prétendrait que la collectivité doive salarier sa vie entière tout auteur désireux de se consacrer à l’écriture, au seul motif qu’il en manifesterait le souhait ?

C’est donc rendre un bien mauvais service aux auteurs que d’abonder dans le sens des revendications inspirées par le syndicalisme en entreprise : revendications au mieux naïves car ignorant les fondamentaux de la sociologie des professions artistiques, au pire démagogiques car prétendant exiger – en une injonction paradoxale devenue assez courante de nos jours – que les auteurs et artistes soient à la fois reconnus dans leur statut hors du commun et rémunérés comme tout un chacun, autrement dit traités comme étant à la fois singuliers et semblables à tous.

Et ce n’est pas parce que cette injonction paradoxale flatte certains auteurs, plus ou moins naïfs ou roués, que les chercheurs, spécialistes et responsables administratifs devraient abonder dans cette direction aberrante, fauteuse de trop d’illusions et de désillusions.

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