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Expliquer pour mieux agir

Orphelins de Marx

A Marseille, le 1er mai 2018. Anne-Chrisitine Poujoulat/AFP

En 1917, à peine les bolcheviques parvenus au pouvoir, Trotski, depuis la tribune du Congrès des soviets, s’adressait aux mencheviks et aux sociaux-révolutionnaires quittant la salle pour protester contre le coup d’État qui venait d’avoir lieu :

« Vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l’Histoire. »

Le marxisme, dans sa forme léniniste, s’installait aux affaires, et allait jouer un rôle décisif dans la vie intellectuelle et politique à l’échelle de la planète.

La roue de l’Histoire a tourné

Dans notre pays, un premier tournant a eu lieu en Mai 68, que l’on commémore ces temps-ci, et qui, contrairement à bien des discours encore aujourd’hui en vogue, a été bien éloigné d’être révolutionnaire, en tous cas au sens des marxistes. Mais c’est souvent ainsi qu’il a été interprété, par eux et par d’autres, et qu’a fleuri ce que Luc Ferry et Alain Renaut ont appelé « La pensée 68 », qui faisait effectivement la part belle à diverses variantes de cet héritage.

Puis dans un contexte qui indiquait déjà un certain épuisement du marxisme sous toutes ses formes, est venue en France comme dans d’autres pays la décomposition du communisme, ce qui a donné naissance à deux phénomènes. D’une part, une ultime tentative pour contrer les images désastreuses du Goulag, popularisées par Soljenitsyne, a voulu donner au communisme et au marxisme un visage humain, ouvert, acceptable dans des milieux éduqués et favorables à l’idée européenne : ce fut en politique l’eurocommunisme, et en matière davantage idéologique ou intellectuelle, comme on préférera, la découverte d’Antonio Gramsci, ce communiste italien détenu dans les geôles de Mussolini presque jusqu’à sa mort. La tentative a fait long feu.

Et, d’autre part, des mouvements ont cherché à maintenir en vie le marxisme sous des formes tendant au sectarisme ou au fondamentalisme idéologique – ce qui a alimenté en particulier le gauchisme, puis accompagné les dérives violentes de l’« autonomie » voire du terrorisme d’extrême-gauche, notamment dans l’Italie des années de plomb, les années 70.

À la fin de ces mêmes années 70, la voie était ouverte en France pour ceux qu’on a appelés les « nouveaux philosophes ». Leur impressionnant succès, préparé par un marketing inédit jusqu’ici dans l’édition d’ouvrages de philosophie, tient à ce qui fut leur rôle principal : d’avoir à leur tour rempli les poubelles de l’histoire – cette fois-ci avec ce marxisme si présent pendant plus d’un bon siècle.

La roue de l’histoire avait tourné, c’en était fini apparemment de Marx et des penseurs et acteurs qui s’étaient réclamés de lui.

Trente ans plus tard, Marx est-il bien mort ?

Le jeune Marx et le Marx de la maturité

En fait, il n’a jamais été complètement oublié, mis à l’écart. Rien qu’en France, des courants non négligeables de la science économique, et notamment l’École dite de la régulation, avec par exemple Michel Aglietta ou Robert Boyer, ne s’en sont jamais éloignés, et aussi bien Thomas Piketty que son succès ne se comprennent pas sans ses références à Marx.

Des philosophes, à commencer par Étienne Balibar, ont continué à faire vivre intelligemment l’héritage de Marx, et il existe ici et là, dans l’université, des petits cercles ou groupes de travail qui continuent de s’y intéresser. À l’étranger, quelques universités, notamment américaines, continuent d’abriter des penseurs marxistes.

Mais le marxisme, ce n’est pas seulement une pensée, et une œuvre, dans sa diversité voire ses contradictions. Rappelons, par exemple, que Louis Althusser distinguait le jeune Marx, ouvert à l’action et à la subjectivité des acteurs, du Marx de la maturité, étudiant scientifiquement le système capitaliste et ses contradictions.

Marx vu par l’artiste Thierry Ehrmann. Thierry Ehrmann/Flickr, CC BY

Le marxisme, c’est aussi un ensemble de références qui ont animé des régimes, des partis ou des mouvements s’en réclamant, et dont la plupart ont sombré en même temps que s’effondrait le communisme « réel » de l’Empire soviétique, que celui de la Chine s’ouvrait au marché, que les partis communistes, partout dans le monde, perdaient leur influence. Quant aux organisations gauchistes, apparues sur leur gauche et témoignant de sa maladie sénile, elles se décomposaient, quitte on vient de le dire à s’engager ou à se rapprocher de la violence terroriste.

La France insoumise et le désert de la gauche

Le marxisme n’est pas mort, mais les diverses équations où il a été tout à la fois une pensée et une action ne fonctionnent plus. Comme idéologie, son agonie aura duré plus d’un demi-siècle si l’on considère les prédictions de ceux qui réfléchissaient à sa fin dans les années 60, avec Daniel Bell ou Raymond Aron. Mais ne pourrait-il pas retrouver un espace nouveau, ou renouvelé, jouer à nouveau un rôle historique ?

Cette possibilité doit être envisagée en examinant la situation générale de pays comme le nôtre. En France, il n’y a plus de pensée ni de partis de gauche en dehors de la France insoumise. Mais il serait pour le moins excessif de dire de cette force politique qu’elle constitue un laboratoire de réflexion et d’élaboration théorique, un lieu où se reconstruit une pensée qui pourrait se situer au niveau d’exigence qui fut celui du marxisme durant de longues années.

Les discours de gauche ou bien sont inaudibles, et à bien des égards inadaptés à notre époque, ou bien tournent à la radicalité ou à la démagogie sans proposer de repères ou de références témoignant d’un renouveau proprement intellectuel.

C’est peut-être même là le grand problème. Dans un contexte où le pouvoir dispose d’un vaste boulevard pour avancer dans ses réformes, une opposition de gauche peine d’autant plus à se construire qu’elle ne dispose pas de cadres de pensée pour conférer un sens, une portée d’avenir à une éventuelle action politique.

En mal de système de pensée organisé et mobilisateur

Le marxisme n’était pas seulement, comme a dit Sartre, un « horizon indépassable » pour ceux qui y adhéraient : il était présent, avec des pour et des contre, dans la vie intellectuelle et politique bien au-delà de sa seule sphère d’influence. Il structurait le débat public, mais aussi la vie sociale et culturelle. Il permettait de lier l’intérieur et l’extérieur, la politique nationale, l’action du Parti communiste et de la CGT, par exemple, et la géopolitique, avec notamment la Guerre froide.

Aujourd’hui, ceux qui agissent ou voudraient agir se passent des repères qu’il apportait quand ils sont mus par les droits de l’Homme, ou qu’ils se reconnaissent dans des causes comme l’environnement et le changement climatique. Mais ceux qui veulent se mobiliser sur des thématiques plus sociales ou économiques, les inégalités, les dégâts du néo-libéralisme, sont orphelins de Marx, ils n’ont pas les références et les modes d’approche qu’offrait dans ses variantes le marxisme, comme idéologie et comme cadre politique.

La rage, la violence de certains ont aussi quelque chose à voir avec ce manque, elles expriment aussi en creux un déficit, l’absence de tout système de pensée organisé et mobilisateur.

Les régimes politiques se réclamant quelque peu de Marx aujourd’hui encore fonctionnent en France comme des repoussoirs, et l’histoire même du marxisme, dans son épaisseur, ne suscite plus guère d’émotions positives, son évocation n’est plus source d’engagement. Marx pourra revenir comme philosophe, auteur d’une œuvre considérable, mais beaucoup moins comme inspirateur de l’action politique –- les expériences concrètes qui s’en réclament ou s’en sont réclamées ont fait bien trop de dégâts. Reste bien un vide, dès lors, l’absence et le manque de pensée émancipatrice forte et susceptible de nourrir des projets d’avenir.

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