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La foi et les faits

Peut-on se passer de la Providence pour comprendre l’histoire de France ?

Gravure représentant le séisme qui ravagea Lisbonne le 1er novembre 1755. Museu da Cidade, Lisbon/Wikimedia

L’académicien Pierre Nora a expliqué, le 30 mars 2017, dans L’Obs que l’histoire chronologique, « faussement classique », de Patrick Boucheron, le directeur de l’Histoire mondiale de la France, était une trahison de son projet initial d’histoire de France à travers ses Lieux de mémoire. Pour lui, même si Patrick Boucheron s’en défend, la cavalcade des événements inscrite dans le plan même de l’ouvrage constitue une résurgence du roman national.

De plus, P. Nora reproche aux auteurs de proposer une histoire incohérente, voire « une histoire alternative », avec tous les risques que ce terme comporte à l’époque du retour des propagandes, en faisant l’impasse sur des dates essentielles de l’histoire de France (telle que la victoire de F. Mitterrand en 1981 à l’élection présidentielle). Mais, surtout, il accuse P. Boucheron de prendre l’histoire en otage au nom de son projet politique multiculturaliste. « De la grotte Chauvet à la France des sans-papiers, s’exclame-t-il, même combat ! »

Défense d’une approche anti-identitaire

P. Boucheron a répondu, le 6 avril dernier, à cette sévère critique en associant les quatre co-responsables de l’édition de l’Histoire mondiale de la France dans une tribune intitulée « Faire de l’histoire aujourd’hui ». Les cinq historiens y affirment se situer en continuité avec l’approche anti-identitaire de Pierre Nora mais expliquent que, dans la continuité de Jules Michelet et de Lucien Febvre, ils souhaitent réhabiliter une histoire comparée. Celle-ci permet de décentrer le regard de l’historien, souvent préoccupé de sa seule identité et qui ne manque pas de resurgir dans l’approche mémorielle de P. Nora, afin d’éviter le piège de l’affirmation triomphante par l’historien d’une vérité absolue.

La nouvelle génération d’historiens cherche donc à croiser les points de vue pour faire surgir les incohérences et les blessures enfouies du passé et pour s’ouvrir à l’histoire de l’Europe et du monde afin de vaincre précisément le récit impérialiste et colonisateur.

Mais, ceci étant posé, cette nouvelle génération intellectuelle est-elle réellement en mesure de proposer un récit capable, non seulement de confronter, mais aussi de réconcilier les mémoires, comme le voudraient aussi Jean‑Pierre Rioux et Patrick Weil ? Parviennent-ils vraiment à s’extraire de nos catégories de pensée, « sexisme, racisme, colonialisme, machisme, dominants/dominés », comme s’interroge la philosophe Bérénice Levet ? Ces nouveaux historiens sont-ils conscients que l’histoire globale et de longue durée n’est pas en mesure, à elle seule, de répondre aux attentes existentielles des individus sur leurs origines et sur leurs possibles avenirs ?

Revenir à Michel Foucault

En réalité, il faut revenir à l’œuvre de Michel Foucault pour être en mesure de répondre à ces questions. Car ce qui permettait à l’homme de connecter les mots et les choses avant la grande rupture de la Modernité c’était sa conscience, au double sens de con-scientia et de conscience morale. Le philosophe français a écrit des pages célèbres sur l’ordre de l’Histoire qui donne lieu aux organisations analogiques (tout comme l’Ordre ouvrait autrefois le chemin des identités et des différences successives).

Le philosophe Michel Foucault. DR

Mais il n’a pas imaginé une configuration épistémologique qui puisse combiner, à partir de la conscience des individus, la capacité à saisir, dans la succession des faits, des événements capables de donner lieu à des organisations analogiques de la connaissance. Pour cela, il aurait fallu comprendre l’événement, comme le faisaient les Romains, (ex venire) – comme « ce qui vient d’ailleurs ». Ou comme le pensent les Russes (sobytie) comme « un être-avec ».

Le malheur de l’histoire médiévale fut d’avoir écrasé la liberté humaine par l’action d’un Dieu Tout-Puissant, d’un Pantocratôr, dans l’histoire des hommes. La « Lettre à Voltaire sur la Providence » de Jean‑Jacques Rousseau, écrite le 18 août 1756 après la publication par le philosophe français de son traité Sur la loi naturelle et sur le désastre de Lisbonne, et la publication de Candide ou l’Optimisme à Genève en 1759 représentent des jalons importants de la critique de la théologie chrétienne providentialiste et de la métaphysique « théologo-cosmolo-nigologique ».

Mais une théologie renouvelée, proprement trinitaire, de la Providence divine, capable de disculper Dieu de toute pensée du mal, comme dans l’œuvre du père Jean Miguel Garrigues, capable aussi d’associer la toute-puissance divine avec la liberté humaine à travers la conscience sapientielle de Jésus Christ, comme dans l’œuvre sophiologique du père Serge Boulgakov, une telle théologie permet de répondre à la critique acérée des Lumières et de retrouver le fil de la philosophie eschatologique de l’histoire.

Main invisible et main de la justice

Il en est de même dans le domaine des sciences humaines. Le philosophe Dany Robert Dufour, dans Le divin marché, a critiqué La Fable des abeilles de Bernard de Mandeville à partir de la redécouverte de la dimension spirituelle et donc éthique de l’activité économique. L’économiste et ancien directeur du FMI Michel Camdessus a présenté également la dimension trinitaire de la Providence dans l’économie de marché. Celle-ci ne dispose pas en effet, selon lui, de la seule « Main invisible », mise au jour par Adam Smith, capable de réguler l’offre et la demande de façon parfaitement harmonieuse. Elle met en œuvre, également, la main de la justice, c’est-à-dire de l’État, et accueille la main fraternelle de la solidarité, celle des citoyens du monde s’unissant ensemble pour combattre la pauvreté.

Portrait (anonyme) de l’économiste Adam Smith. Scottish National Gallery/Wikimedia

C’est à ce niveau de compréhension de l’événement comme lieu de rencontre entre la liberté humaine et la toute-puissance divine, mais aussi comme espace d’expérience entre les pôles identité et altérité de l’intelligence, que peuvent se rencontrer les historiens appartenant à différentes traditions intellectuelles, spirituelles et politiques. Les articles de Juliette Sibon sur « Troyes capitale du Talmud » ou de Guillaume Cuchet sur Lourdes comme « Terre d’apparitions » dans l’Histoire mondiale de la France révèlent une ouverture nouvelle de l’historiographie contemporaine à l’action de l’Esprit dans l’histoire. Inversement, les pages que consacre Jean Sévillia à l’affaire Dreyfus et à l’aveuglement des élites politiques et religieuses de son temps montrent que le roman national n’empêche pas l’intelligence critique de se déployer.

On peut, dans cette perspective, mentionner l’Histoire de la conscience européenne qui a réuni en 2016 une trentaine d’historiens européens venant de quinze pays différents avec le même objectif de faire se croiser des regards différents afin de tenir ensemble le discours de l’identité et celui de l’altérité. Cette vaste mosaïque, qui s’ouvre aujourd’hui au dialogue avec les millions de citoyens européens grâce à un site Internet, fait progressivement apparaître, par des récits traumatiques ou par des mémoires heureuses, les linéaments scintillants d’une conscience mutuelle partagée.

À une « conscience éveillée et inquiète du savoir moderne » (M. Foucault) succède donc, sous nos yeux, une conscience confiante et ouverte en la méta-histoire.

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