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Plan suivant le principe du panoptique.

Philosophie : penser la crise avec Bentham

« Avec le tri des malades, va-t-on vers une éthique « utilitariste » ? » demandait l’Observateur à la philosophe Catherine Audard le 25 mars dernier, tandis que l’Express invitait à lire les dilemmes moraux occasionnés par la crise comme la poursuite d’une opposition entre éthique kantienne et éthique utilitariste.

L’équipe innovation, études et prospective de la CNIL nous rappelle également ce que les dispositifs de traçage numérique ont de « panoptique », reprenant ainsi le nom de la prison utilitariste dont Michel Foucault a fait l’un des dispositifs centraux analysés dans Surveiller et punir.

Les références à l’utilitarisme benthamien occupent une place spécifique dans le paysage intellectuel français où ce courant philosophique reste mal connu car peu enseigné. Pourtant, la pensée de Bentham peut ouvrir des pistes de réflexions pertinentes dans la crise politique et économique que nous traversons. Théoricien du calcul et de la surveillance, il fut également un penseur de la liberté et de la démocratie.

Le principe d’utilité

Jeremy Bentham (1748-1832) pose à la fin du XVIIIe siècle le principe de l’utilité ou du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». La morale et la législation ont pour objectif la maximisation quantitative du bonheur : une action est bonne pour moi si elle augmente mon bonheur et diminue ma souffrance. Une décision politique est bonne si elle maximise le bonheur et minimise la souffrance de tous les individus concernés. L’utilitarisme repose sur le calcul, sur des calculs.

Nous calculons tous, dit Bentham, tout le temps. Individuellement et collectivement, nous pesons les avantages à venir d’une action par rapport à ce qu’elle nous coûte dans le présent. Au niveau politique, les lois fixent la sanction qui sera le mieux à même de dissuader un adulte de commettre un crime ; le gouvernement fixe les taxes en fonction des industries qu’il souhaite soutenir ou dissuader ou encore des recettes escomptées. L’emploi de ressources, quelles qu’elles soient, est conditionné à ce type de raisonnements.

Bentham propose une méthode et un cadre pour que ces calculs puissent se tenir. Il ne s’agit pas de trouver une formule, mais de fixer pour soi-même et surtout dans un contexte donné des principes qui permettent la décision collective. Trois grandes exigences le guident.

D’abord, seules comptent les conséquences, il faut écarter les préjugés et les habitudes. Ensuite, chaque individu est le meilleur juge de ses propres intérêts en tout cas en ce qui ne concerne que lui-même. Enfin, le législateur doit considérer que les intérêts des individus ont la même valeur. Il n’existe pas de formule universelle, aucun algorithme qui, une fois les paramètres rentrés, indiquerait la décision à prendre. Poser les principes du calcul permet de fixer un cadre à la prise de décision morale et à la délibération collective. Grâce à la méthode de Bentham, chacun est comptable de son action devant les autres. De façon cruciale, les acteurs publics doivent présenter les arguments sur lesquels ils fondent leurs décisions, sans reposer sur le préjugé ni sur l’habitude. L’exigence utilitariste est celle de la délibération et non la tyrannie du résultat.

Transparence et responsabilité

Pendant la Révolution française, Bentham tire les conséquences politiques de ces principes psychologiques et construit une justification utilitariste de la démocratie. Les électeurs et les électrices (hommes et les femmes majeur·e·s et non illettré.es) s’expriment par le vote, les intérêts de la nation sont discutés à l’Assemblée. La publicité des débats permet à chacun d’affiner ses propres calculs d’intérêt. Via l’instruction, le débat et la délibération collective, Bentham veut s’assurer que les intérêts ne soient pas figés, mais puissent évoluer vers la jonction des intérêts privés et des intérêts publics.

Au cours des années suivantes, rejoignant ceux qui militent pour une réforme de la représentation et du gouvernement britannique, Bentham intensifie les mécanismes par lesquels les gouvernants rendent des comptes aux gouvernés : transparence et responsabilité sont les conditions nécessaires pour s’assurer que le pouvoir soit exercé pour l’utilité commune et non confisqué au bénéfice d’intérêts privés.

L’invention de la prison panoptique repose sur ces mêmes leviers psychologiques. Bentham cherche à mettre en place une structure pénitentiaire dans le cadre de laquelle les fonctions de la prison (réformer le délinquant et protéger la société) seraient remplies. Pour cela, il invente une prison circulaire qui permette la surveillance constante. Les prisonniers, sachant qu’ils peuvent être toujours surveillés et contrôlés, se conduiraient ainsi comme on le souhaite – le panoptique place les individus dans une situation où le calcul est la meilleure (voire la seule) stratégie.

Bentham sous-estimait manifestement les souffrances engendrées par la privation d’intimité ainsi que par le stress qu’une surveillance constante impose aux détenus. Mais bien souvent les descriptions hâtives du panoptique laissent de côté une des caractéristiques auxquelles Bentham accordait le plus d’importance : le chemin de ronde qui permet aux citoyens de surveiller à la fois les détenus et les gardiens – le contrôle démocratique est la clé du système et doit éviter les abus.

Dans les derniers projets constitutionnels de Bentham, les députés seront eux-mêmes logés dans un bâtiment circulaire et travailleront sous le regard constant de leurs électeurs et de la presse.

Michel Foucault a fait dans Surveiller et punir une remarquable analyse de la façon dont régulation et autorégulation s’entremêlent dans les modèles de gouvernance occidentaux depuis les Lumières. Le panoptique de Bentham en représente une formalisation, un « diagramme » emblématique. Dans ses leçons au Collège de France parues ensuite sous le titre Naissance de la biopolitique, il montre le rôle important qu’a joué l’utilitarisme de dans la mise en œuvre de sociétés politiques où la gouvernance n’est plus uniquement centralisée, mais s’exerce de manière diffractée sur les corps et les esprits. L’essor des technologies numériques de l’information et les principes comportementalistes sur lesquelles elles reposent donnent aujourd’hui aux principes utilitaristes une dimension nouvelle.

Nous vivons certainement dans un monde utilitariste par le primat que nous accordons aux résultats, aux calculs publics et privés, aux valeurs économiques et à la sécurité. La crise du Covid-19 donne à voir ce que nous préférons d’ordinaire ignorer, comme le tri des patients ou la dureté des arbitrages économiques.

La question des arbitrages concernant la fin de vie est un cas souvent abordé non seulement par Bentham lui-même, mais aussi par d’autres utilitaristes. William Godwin, son contemporain, se demande par exemple qui la morale prescrit de sauver lorsque l’illustre Fénelon et sa femme de chambre sont prisonniers d’un incendie. Poser de telles questions d’après une logique utilitariste ne préjuge pas de la réponse, (même si Godwin n’hésite pas à sauver l’immortel auteur de Télémaque au motif que ce geste aurait « promu le bien de milliers d’êtres qui ont été guéris, par la lecture de son ouvrage, de l’erreur, du vice et du malheur qui en résulte. »). On peut être choqué par le résultat du calcul. En revanche, la démarche permet d’examiner la valeur d’une décision à l’aune de ses conséquences et de fixer le cadre dans lequel on souhaite poser la discussion.

Comme l’ont rappelé des médecins et déontologues depuis le début de la crise, ce sont de telles logiques qui président aux décisions des hôpitaux. En matière économique, un raisonnement utilitariste ne saurait se contenter d’appel à « sauver l’économie » en sacrifiant des vies humaines : quelles entreprises s’agit-il de sauver ? Pour quels effets escomptés ? Mener une réflexion utilitariste, c’est se méfier des affirmations rhétoriques et engager une réflexion à plusieurs voix sur tous les aspects des politiques publiques.

En insistant sur la valeur égale des intérêts de chacun et sur l’exigence de transparence des décisions collectives, la pensée de Bentham peut nous aider à maintenir l’exigence d’un débat public ouvert et à engager une réflexion sur les moyens d’assurer un contrôle démocratique des gouvernements.

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