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Pourquoi et comment repenser l’idée d’avenir ?

Selon le philosophe des sciences Etienne Klein, « On invoque autant de temps différents qu'il y a de temporalités différentes ». Krcil / Shutterstock

« Il est bien assez temps de penser à l’avenir quand il n’y a plus d’avenir » expliquait l’essayiste George Bernard Shaw. Depuis la critique de l’idéalisme d’Hegel par Nietzsche, deux idées semblaient s’opposer frontalement : celle d’un progrès inéluctable de l’humanité dans l’Histoire (Hegel) à une position antimoderne voyant progrès et régression comme les deux faces d’une même pièce (Nietzsche). Les frontières de cette dichotomie apparaissent aujourd’hui plus floues que jamais, et l’idée d’avenir demeure en crise.

Etienne Klein aux Utopiales, festival international de science-fiction.. Wikimedia, CC BY

Non pas que nous n’aurions plus de futur, mais plutôt, d’après le philosophe des sciences Étienne Klein, que « victime de notre vacuité projective, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager ».

Ainsi s’agirait-il plutôt de la marque d’un changement d’époque. À l’utopie du progrès, héritée de la promesse des Lumières, aurait succédé une forme de dystopie caractéristique de notre monde post-moderne. Changement climatique, raréfaction de la diversité et de la disponibilité des ressources naturelles, ou encore surpopulation semblent en effet aujourd’hui être les principaux marqueurs d’un futur peu engageant pour l’Humanité. Comment en est-on arrivé là ?

La fin de la croyance en l’idée de progrès

Au Siècle des Lumières, une perception linéaire du temps ouvrait la possibilité de penser un futur différent du présent. Pour agir dans le sens souhaité, le futur désiré devait néanmoins être configuré. L’idée de progrès implique par conséquent le dessin d’un futur crédible et désirable. Pourtant, la remise en cause de la croyance au progrès s’est progressivement généralisée tout au long du XXe siècle.

Tout se passe comme si notre rapport au temps avait changé de sens : le déclin de l’usage du mot progrès, concomitamment à la référence grandissante à l’idée d’innovation, serait pour Étienne Klein caractéristique de ce mouvement. Le principe d’un temps constructeur, sur lequel se fondait la notion de progrès, semble aujourd’hui largement remis en cause.

Notre rapport globalement pessimiste à l’avenir semble davantage traduire le principe d’un temps destructeur qui, au sens de Francis Bacon, père de la réflexion empirique, serait à l’origine de l’idée même d’innovation.

La folle course à l’innovation

Pour Pascal Le Masson, Bernard Weil et Armand Hatchuel, professeurs à l’école des Mines de Paris, nous vivons depuis le milieu des années 1990 une nouvelle donne du capitalisme contemporain. Essentiellement une arme de croissance réservée aux entreprises les plus entreprenantes à l’origine, l’innovation serait devenue une condition de survie.

L’innovation était rare et ponctuelle, elle devient fréquente. L’innovation était réservée à certains secteurs et certaines traditions, elle se généralise et se banalise. Mais plus encore, l’idée d’innovation est présentée comme le seul recours pour faire face aux défis de notre époque.

L’objectif fixé en 2010 par la Commission européenne de développer une « union de l’innovation » à l’horizon 2020 est de ce point de vue sans équivoque :

« Que faire face aux problèmes de plus en plus pressants qui se posent à nos sociétés : changement climatique, approvisionnement énergétique, raréfaction des ressources ou encore conséquences de l’évolution démographique ? Comment améliorer la santé et la sécurité et garantir la disponibilité durable d’eau et de denrées alimentaires de grande qualité et abordables ? L’innovation est la seule réponse à toutes ces questions. »

Tout se passe donc comme si c’était l’état du présent qui obligeait à innover, davantage qu’une idée que nous aurions du futur. Mais comment faire alors pour repenser l’avenir par-delà le progrès et sans le secours de l’innovation ?

Penser le futur pour penser la stratégie (Xerfi Canal, 2019).

Quelles balises pour repenser l’idée d’avenir ?

« Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible », écrivait Antoine de Saint-Exupéry. Nombre de philosophes se sont confrontés à la question de notre rapport au temps. Deux systèmes philosophiques s’opposent traditionnellement sur le lien entre le temps et la conscience : pour les uns le temps dépend du sujet, pour d’autres le temps existe indépendamment de la conscience.

C’est ainsi que dans la veine des tenants d’un temps « subjectif », le futurologue Christian Gatard distingue trois types génériques de rapport au temps : le rapport à un temps circulaire (les mêmes mécanismes se répètent, et le passé préfigure l’avenir), linéaire (l’histoire est un perpétuel changement, et l’avenir se construit) ou sous forme de spirale (les temps passé, présent et futur dialoguent les uns avec les autres, et l’avenir s’imagine).

Sur ce dernier point, pour l’ingénieur et philosophe Jean‑Pierre Dupuy, l’image d’un avenir désiré pourrait tout aussi bien provoquer nos actions présentes, ce qui implique d’admettre l’idée d’un futur causal qui aurait pour conséquence de découpler les principes de causalité et de flèche du temps. Mais au-delà de ces figures, de nombreuses difficultés demeurent pourtant : comment repenser l’idée d’avenir au regard d’un discours sur le monde caractérisé par la multitude et le débordement, où tout circule de plus en plus vite et de plus en plus intensément ? Comment, dans le même temps, tenir compte des récits d’extinction qui postulent la grande déchirure (big rip) ou le grand effondrement (big crunch) à venir de notre monde ?

Temps et stratégie : Comment repenser l’idée d’avenir ? (Xerfi Canal, 2019).

Se projeter plutôt que chercher à prévoir

Jean‑Pierre Boutinet, psychosociologue, a distingué quatre grandes formes d’anticipations : adaptatives, cognitives, imaginaires et opératoires. On trouve classiquement au sein de ces dernières les anticipations de type rationnel ou déterministe, parmi lesquelles le but, l’objectif et le plan. Mais on y trouve également les anticipations de type flou ou partiellement déterminées, introduisant par là même la figure du projet. Parce qu’il implique l’identification d’un futur souhaité et des moyens propres à le faire advenir, le projet peut être envisagé comme une anticipation opératoire d’un avenir désiré.

Plus que l’individu ou l’organisation, et quels que soient son domaine d’application ou sa finalité, le projet constitue en ce sens le niveau d’analyse pertinent pour (re)penser l’idée d’avenir. L’inscription dans cette épistémologie de l’action collective permettrait notamment, à la différence des réductionnismes économique et sociologique traditionnels, de conférer au futur le statut d’une figure à construire dans laquelle les projets des acteurs participent de son élaboration. Mais la seule référence au projet, en tant que telle, ne suffit pas.

Encore faudrait-il que ce recours s’appuie lui-même sur une analyse de la compréhension des causes de la disparition d’idée d’avenir. À ce propos, le philosophe français Henri Bergson soulignait en effet que « l’idée de l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même ».

C’est ainsi que l’on trouve chez le philosophe espagnol Daniel Innerarity une œuvre entièrement consacrée à la question de la « récupération du futur » dans les sociétés complexes. Selon cette perspective, si l’idée d’avenir (en son sens moderne) n’a effectivement plus lieu d’être pour des raisons structurelles, la possibilité d’un futur configurable reste envisageable à la condition d’une rénovation de nos cadres d’action politiques et stratégiques : cette vision implique de s’engager dans une démarche volontariste de construction de projets concrets pour l’avenir, fondée sur l’expression d’un « espoir collectif raisonnable ».

Hormis dans les situations les plus complexes du point de vue des dimensions sociales, cognitives et temporelles à l’œuvre, il resterait donc de la place pour la conception d’un agir projectif qui trouve à se déployer dans des processus de nature plus incrémentale, voire planifiée. Saurons-nous nous en saisir ?


Cet article est tiré de l’intervention de l’auteur à la conférence 2019 de l’AIMS (Association internationale de management stratégique).

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