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Pourquoi nous gratouillons-nous si souvent pour rien ?

shutterstock.

Faites une petite expérience qui ne vous prendra que vingt secondes : posez les mains devant vous et tâchez d’être totalement immobile. Puis, lorsque vous fermez les yeux, rendez-vous attentif aux petites sensations qui viennent : ne sentez-vous pas une légère démangeaison, là, sur le cuir chevelu ? Ou autour du nez ? Sur les avant-bras, peut-être ? N’éprouvez-vous pas, alors, une furieuse envie de vous gratter ?

Tout au long de la journée, nous avons tendance à multiplier ces mouvements anodins. Nous nous grattons la joue, nous nous frottons les ailes du nez, nous passons nos ongles sur notre nuque, dans nos cheveux. Pourquoi ce besoin frénétique d’exercer nos ongles sur notre peau ? À quel besoin répondent ces gestes ? Pourrait-il s’agir d’activités automatiques, non conscientes ? Voici ce qu’en dit la science.

Gestes non conscients et épilepsie

Au début des années 2000, le neurologue italien Carlo-Alberto Tassinari, de l’université de Bologne, avait fait l’observation qu’au cours de certaines crises épileptiques, les personnes manifestent des activités gestuelles non conscientes, et que nombre d’entre elles sont dirigées vers le visage ou le corps. Il s’agit souvent de frottements ou de grattages, ainsi qualifiés d’« automatismes épileptiques ».

L’origine cérébrale de ces gestes reste mystérieuse, mais Tassinari a supposé l’existence de « générateurs centraux de “motifs” moteurs », autrement dit des réseaux neuronaux qui délivreraient des programmes moteurs élémentaires pour accomplir des mouvements tels que la déglutition, le bâillement ou même la marche. Au cours de la crise, ces générateurs seraient libérés d’une inhibition latente existant à l’état conscient, de sorte que ces comportements élémentaires pourraient émerger.

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Dans une étude plus spécifique, son équipe s’est intéressée aux automatismes dirigés vers le visage, automatismes qui surviennent surtout à la fin d’une crise épileptique impliquant le lobe temporal. Le lobe temporal est la région cérébrale qui est plus particulièrement en charge des émotions et de la mémoire. L’épilepsie du lobe temporal est l’épilepsie la plus fréquente chez l’adulte. L’étude en question a comparé ces mouvements à ceux que nous réalisons spontanément, par exemple lorsque nous nous retrouvons assis dans un public, en train d’assister à une conférence.

Le résultat est qu’il n’existe aucune différence dans la phénoménologie du geste, qu’il soit « naturel » ou « épileptique ». Ainsi, un peu moins d’une fois par minute, nous effectuons (dans cette situation d’écoute) un geste de frottement du visage (le menton, les yeux, le nez, les joues). Nous frottons, nous triturons, nous malaxons, nous grattons notre peau : cela fait partie de notre registre comportemental de base.

Nous nous grattons souvent « pour rien »

Bien sûr, il peut exister de bonnes raisons de se gratter : certaines maladies de la peau sont appelées « prurigineuses » lorsqu’elles sont responsables de démangeaisons et qu’elles suscitent le grattage. Psoriasis, urticaire, dermite séborrhéique, gale, ou une simple piqûre d’insecte, constituent des agressions de la peau suscitant des démangeaisons parfois invalidantes.

Mais le plus souvent, lorsque nous nous grattons, nous nous grattons « pour rien » ! Nous n’avons rien sur la peau, seulement ce besoin machinal d’aller gratouiller. Pour comprendre cette activité aussi banale que mystérieuse, il est utile de décomposer la gratouille dans ses deux composants de base : la sensation, qui est une démangeaison, et le comportement, constitué par le geste de grattage. Le comportement est provoqué par la sensation, et la fait cesser. Cependant, comme on l’a déjà dit, les deux éléments peuvent être indépendants : nous pouvons sentir une démangeaison et cependant ne pas nous gratter, et nous pouvons nous gratter sans avoir ressenti de démangeaison.

Pire, le simple fait d’évoquer le sujet, ou d’écrire dessus comme je le fais en ce moment, peut déclencher une furie gratouilleuse, et après chaque phrase tapée sur mon clavier, je dois m’interrompre pour aller gratter, une paupière, une joue, un sourcil, etc. De même, le seul fait de voir une personne se gratter déclenche une envie de l’imiter, aussi puissamment qu’un bailleur fait bailler.

Qu’est-ce qu’une démangeaison ?

La démangeaison est définie par une sensation déplaisante, inconfortable, à l’origine du désir de gratter. Elle repose sur l’interaction de médiateurs chimiques nombreux (dont le principal est l’histamine, libérée par certaines cellules immunitaires, les mastocytes) avec les terminaisons nerveuses libres, c’est-à-dire les extrémités des fibres nerveuses sensitives de la peau.

Notre peau dispose de différents capteurs permettant de recueillir les informations sur les stimulations qui affectent notre enveloppe cutanée. La plupart sont des « mécanorécepteurs », c’est-à-dire qu’ils sont sensibles à la pression exercée à la surface, au tact (sens du toucher) fin, ou encore aux vibrations. Les terminaisons nerveuses libres sont quant à elles « chemosensibles » et transportent plus spécifiquement les informations relatives à la douleur et à la sensation du froid et du chaud.

La démangeaison n’est pas une douleur mineure

Le fait que les mêmes fibres transportent l’information douloureuse, la température cutanée et la sensation de démangeaison témoigne de la connexion du signal à la réalisation d’un comportement élémentaire : à la différence des autres signaux d’origine cutanée, qui contribuent à l’exploration de l’environnement, cette voie de signalisation vise à intervenir rapidement dans le but de soulager (le retrait en cas de douleur, ou l’action - le grattage - en cas de démangeaison).

Néanmoins, il serait erroné d’assimiler la démangeaison à une forme mineure de douleur. Si l’ensemble des organes (sauf le cerveau) peuvent être douloureux, la sensation de démangeaison n’affecte que certaines parties de l’organisme : la peau, les muqueuses et la conjonctive de l’oeil. Nul n’est en mesure de dire que son foie le démange, ou qu’il ressent le besoin de se gratter le coeur ou la rate !

De plus, il se trouve que la douleur est la stimulation qui supprime le plus efficacement la sensation de démangeaison, ce qui explique que le grattage puisse être parfois appuyé, voire, dans certains cas, se rendre responsable directement de lésions de la peau.

Soulignons que les analgésiques puissants comme les opiacés n’ont pas d’efficacité sur la démangeaison, et même, ils peuvent se rendre responsables d’un prurit, vraisemblablement en majorant la libération d’histamine par les mastocytes.

Un continuum de gestes anodins

On gratouille donc avec l’extrémité de l’ongle. C’est le moyen de stimuler les terminaisons nerveuses libres et d’estomper, au moins transitoirement, le prurit, la démangeaison. Mais le recours à la pulpe de la dernière phalange est aussi possible. Alors, on frotte, on triture, on malaxe. Ce n’est plus vraiment de la « gratouille ».

Pourtant il existe un certain continuum dans le registre de nos gestes anodins dirigés vers notre peau, entre le grattage forcené, proprement douloureux, et le petit frottement, qui confine au nettoyage, appliqué sur l’aile du nez ou la joue. Et lorsque c’est la conjonctive de l’oeil qui démange, nous frottons la paupière fermée, pour éviter de blesser de l’ongle ce tissu délicat.

Ce spectre intéresse donc à la fois la sensation, depuis la forte démangeaison jusqu’à l’absence complète de sensation cutanée, et le geste, depuis le toucher léger, la caresse ou le frottement, jusqu’au grattage furieux et forcené. La figure ci-dessous illustre ce continuum et la relation entre la sensation et le geste.

Le continuum du grattage (image générée via Midjourney)
Le continuum du grattage (image générée via Midjourney) Fourni par l'auteur

Quand la gratouille est hors de contrôle

Comme tout geste relevant du répertoire moteur, la gratouille peut adopter un caractère compulsif, c’est-à-dire échapper au contrôle, devenir excessive et envahissante.

Scanner (image modifiée depuis l’original, d’après Oaklander AL. et al)
Scanner (image modifiée depuis l’original) D’après Oaklander AL. et al. (2002) « Intractable postherpetic itch and cutaneous deafferentation after facial shingles », Pain.

Dans certains cas extrêmes, pathologiques, les conséquences ne sont pas mineures : une équipe a rapporté l’observation d’une patiente qui, à la suite d’un zona, a présenté une zone du front privée de sensation douloureuse. Elle a développé alors un grattage compulsif de la zone qui a fini par creuser la peau, puis le crâne, jusqu’à exposer les enveloppes méningées qui protègent le cerveau. L’image ci-dessus, recomposée d’après la figure originale de l’article, illustre la perte du contour du crâne,et la mise à nu du contenu, visible en haut à gauche.

Heureusement, ces cas extrêmes sont d’une rareté peu commune ! Les petites compulsions de grattage que nous pouvons rencontrer parfois tiennent surtout à un abaissement du seuil de déclenchement, à partir d’une sensation qui aurait tendance à être ignorée en temps normal (subliminaire).

En somme, ce sont des produits de la mobilisation de notre attention, prête, dans certaines occasions, à se saisir d’informations sensorielles de faible intensité pour y répondre sans délai. Évidemment, plus nous sommes rendus attentifs à ces informations ténues, plus nous les détectons et agissons en fonction, de sorte que le cercle vicieux se referme sur nous. L’expérience qui a introduit cet article en est un exemple, comme d’ailleurs, le fait de lire cet article a pu vous donner l’idée de vous gratter…

Les filtres attentionnels dont nous disposons peuvent nous permettre, le cas échéant, d’ignorer les messages sus- (une démangeaison) ou sous-liminaires (un mouvement de frottement) mais ils mobilisent des ressources précieuses dans les tâches du quotidien (l’écoute d’une conférence, pour reprendre l’exemple cité plus haut). Lorsque nous sommes engagés dans une activité qui sollicite notre attention, le contrôle qui s’exerce sur notre comportement automatique se réduit… et nous nous grattons.

**_Pour aller plus loin 

- Vercueil L. « Chatouilles (et autres petits tracas neurologiques) », Belin éditeur.

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