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Le président  Emmanuel Macron se tient devant le cercueil  des résistants arméniens Missak et Mélinée Manouchian à Paris, le 21 février 2024. Leurs dépouilles ont été transférées au Panthéon, mausolée des héros nationaux, après un hommage national.
Le président Emmanuel Macron se tient devant le cercueil des résistants arméniens Missak et Mélinée Manouchian à Paris, le 21 février 2024. Leurs dépouilles ont été transférées au Panthéon, mausolée des héros nationaux, après un hommage national. Christophe Petit Tesson/AFP

Que pensent (vraiment) les citoyens européens des politiques de mémoire ?

Après avoir présidé à l’entrée des époux Manouchian au Panthéon, le président Emmanuel Macron poursuit ses gestes et discours mémoriels autour de l’évocation de la Résistance et de la Seconde Guerre mondiale. La semaine dernière, il a rendu hommage aux maquisards du Vercors ou aux enfants juifs de la Maison d’Izieu dans le cadre du 80e anniversaire de la Libération.

Des cérémonies de panthéonisation à la commandite de rapports sur les questions mémorielles, liées à la colonisation et la guerre d’Algérie, au terrorisme, à l’espace urbain ou encore au rôle de la France au Rwanda, dès son premier mandat, sa politique a été continûment tissée de mémoire.


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A cet égard, Le Monde, titrait récemment « Emmanuel Macron et l’inflation mémorielle : le chef de l’État s’appuie sur l’histoire pour “retrouver du commun” ». On apprend dans cet article que les objectifs présidentiels sont autant la construction de valeurs communes que l’amélioration de son image politique. Ces deux effets n’ont pourtant rien d’évident comme le montre une enquête européenne récente et inédite.

Le président Emmanuel Macron se recueille lors d’une cérémonie d’hommage aux résistants et victimes civiles du Vercors dans le cadre des commémorations du 80<sup>e</sup> anniversaire de la Libération de la France, au cimetière de la Résistance à Vassieux-en-Vercors,“ source="Laurent Cipriani/AFP” caption=“Le président Emmanuel Macron se recueille lors d’une cérémonie d’hommage aux résistants et victimes civiles du Vercors dans le cadre des commémorations du 80ᵉ anniversaire de la Libération de la France, au cimetière de la Résistance à Vassieux-en-Vercors, dans le sud-est de la France, le 16 avril 2024.” zoomable=“true”/></p>

<h2>Une mémoire différente selon qui la reçoit</h2>

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Laurent Cipriani/AFP
travaux, en France comme en Europe, s’intéressent à ce que les citoyens font de tels gestes et discours mémoriels, et, plus largement, à ce qu’ils pensent du principe même des commémorations et autres politiques de mémoire.

Les études publiées jusqu’ici mettent en évidence deux dimensions essentielles.

Le sens donné par les citoyens au récit mis en avant par les politiques de mémoire dépend de qui en est l’émetteur et du contexte de la transmission, d’une part. Il est, d’autre part et dans tous les cas, (pré-) structuré par les trajectoires, positions sociales et positionnements politiques des individus destinataires de ces politiques de mémoire. Ainsi, une même exposition consacrée au Centenaire de la Première Guerre mondiale sera lue comme porteuse de valeurs européennes et pacifistes par la plupart des visiteurs enseignants d’histoire géographie alors qu’elle est décrite comme patriotique et militariste par les soldats et autres agents des forces de l’ordre qui ont été nombreux à la visiter.

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Il reste pourtant beaucoup à étudier. Le 17 janvier dernier, dans leur résolution « sur la conscience historique européenne », les parlementaires européens ont ainsi souligné « la nécessité d’une évaluation honnête de la « politique du passé » de l’Union, par laquelle elle s’est efforcée de donner plus de légitimité au projet européen, de renforcer un sentiment d’appartenance à l’Europe et d’encourager la coexistence pacifique des peuples du continent ».

Une enquête inédite

Jusqu’à récemment, nous ne savions presque rien sur ce que pensent les citoyens européens du principe même de ces politiques de mémoire.

Le panel CRONOS,dispositif d’enquêtes en ligne complémentaire à l’Enquête sociale européenne (ESS), offre à des équipes de recherche la possibilité d’interroger plus de 6 000 personnes résidant dans 12 pays européens, dont la France. Nous avons proposé un questionnaire sur « Ce que pensent les citoyens européens des politiques de mémoire ». Notre étude permet de fournir pour la première fois des données quantitatives fiables en la matière. Leur analyse est riche d’enseignements.

Le premier apport de cette enquête est de mettre en évidence que les Européens partagent la conviction qu’il est important de commémorer, dans les différents sens du terme. À la question « D’une manière générale, quelle importance accordez-vous aux monuments et mémoriaux de votre pays ? »,dans tous les pays, sauf la Suède, les répondants déclarent plus souvent y accorder de l’importance que ne plutôt pas y accorder de l’importance. En France, ce sont 67 % des personnes interrogées qui considèrent que c’est plutôt important, contre 15 % qui considèrent que ce n’est plutôt pas important, 18 % des Français n’ayant pas d’opinion sur la question.

Consensus sur la mémoire, dissensus sur les valeurs

Toutefois, les valeurs associées à cette adhésion massive à la culture de la mémoire, effectivement partagée, connaissent d’importantes variations. Les données en fournissent de nombreux exemples. Nous n’en prendrons qu’un ici.

À la question « À quoi doit servir en premier lieu la création de monuments ou de mémoriaux ? », cinq modalités étaient proposées : « honorer nos héros », « honorer les victimes », « réparer les injustices historiques », « nous rendre fiers de notre pays » et « promouvoir la tolérance et la paix ». Les réponses apportées – qui pouvaient être au nombre de deux – montrent tout d’abord une très grande variation entre les pays européens.

Ainsi, les Autrichiens sont seulement 10 % à considérer qu’il s’agit « d’honorer nos héros » tandis qu’à l’autre extrême, ils sont 52 % des Hongrois et des Britanniques à adhérer à cette idée. À l’inverse, les Autrichiens sont 48 % à répondre qu’il s’agit d’« honorer les victimes » tandis qu’à l’autre bout du spectre, les Portugais n’adhèrent à cette idée que pour 23 % d’entre eux.

François Mitterrand et Helmut Kohl commémorent ensemble la bataille de Verdun, ossuaire de Douaumont, 22 septembre 1984. INA.

Pourtant, et à la différence d’une lecture souvent uniformisante d’un supposé modèle victimaire-repentant, les Européens sont, dans leur ensemble, peu nombreux (jamais plus de 17 % et la plupart autour de 10 %) à considérer que les monuments et mémoriaux auraient pour fonction de réparer des injustices historiques.

La deuxième modalité à être moins souvent cochée (26 %) est celle « pour nous rendre fiers de notre pays » tandis que « promouvoir la tolérance et la paix » recueille, elle, un relatif consensus, en étant choisie par 38 % des répondants, malgré des variations entre les pays.

Dans le cas français, 48 % de l’échantillon considèrent ainsi qu’il s’agit de rendre hommage aux victimes, 41 % de promouvoir la tolérance et la paix, 31 % d’honorer nos héros, 14 % de nous rendre fiers de notre pays et 12 % de réparer les injustices historiques.

Des attentes citoyennes inconciliables

Alors que les études sur la mémoire s’intéressent le plus souvent uniquement à leurs contenus – les récits du passé proposés, porter ici attention non plus à ces derniers mais à ce qu’attendent les citoyens du principe même des commémorations et politiques de mémoire met en évidence que, là aussi, la construction d’un référentiel commun n’a rien d’évident.

À l’aide de méthodes statistiques, nous avons regardé comment ces différentes réponses étaient liées entre elles et nous avons pu mettre en évidence une typologie de cinq postures principales des Européens vis-à-vis des politiques de mémoire. Celles-ci dessinent des attentes très diverses. Nous en prendrons ici quatre exemples à partir de classes d’attitudes que nous avons qualifiées dans le cadre de notre recherche.

La classe des « héroïques » – dans laquelle les hommes sont surreprésentés – se caractérise par la conviction que la commémoration est importante, qu’elle doit concerner tant les succès que les échecs, qu’il n’est pas nécessaire de s’excuser pour les crimes du passé et que les héros doivent continuer à être honorés même lorsque leurs actions sont en contradiction avec les valeurs du présent.

La seconde classe, où près de 8 personnes sur dix sont des femmes, les « exemplaires » partagent l’adhésion aux deux premiers principes mais pensent qu’il convient de prendre en compte le présent pour honorer les héros du passé et de s’excuser pour les crimes du passé.

La troisième classe, les « présentistes », font eux tout le temps primer le présent, pour honorer (ou pas si leurs actions ne sont pas conformes aux valeurs du présent) les héros mais également pour considérer qu’il n’est pas nécessaire de s’excuser pour le passé. Ils considèrent d’ailleurs qu’il n’est pas si important que ça de commémorer et qu’il faut d’abord se concentrer sur le présent.

Enfin, la classe des « illégitimes » se distingue par le fait qu’ils se désintéressent totalement de ces questions. Là aussi, le fait que les citoyens se passionneraient tous et toutes pour la mémoire mérite d’être questionné. Ces attitudes à l’égard des contours et fonctions de la commémoration sont par ailleurs liées à de nombreuses variables parmi lesquelles le genre, l’âge, le niveau d’étude et le positionnement politique.

Ce constat invite ainsi à considérer que, contrairement aux attentes affichées, le surinvestissement des gouvernements et des administrations, français comme européens, dans ce domaine d’action publique peut créer plus de dissensus que de commun puisqu’incapable de répondre à des attentes largement contradictoires émanant des différentes parties de la société.

Légitimité politique et politiques de mémoire

Il est, par contre, une dimension des attitudes à l’égard des politiques de mémoire qui fait consensus : le fait que les gouvernements et les hommes (et femmes) politiques ne devraient pas être les premiers décisionnaires en la matière.

Il a été demandé aux enquêtés quels étaient les deux groupes de personnes qui devaient avoir le pouvoir de décider quels événements devaient être commémorés par les autorités publiques. Seuls 21 % des Français considèrent que le choix doit revenir aux gouvernements et hommes (et femmes) politiques, ils sont 9,1 % en Hongrie (le taux le plus faible) et 42 % au Portugal et en Suède (les taux les plus importants).

À l’inverse, respectivement 57 et 50 % des Français jugent que ce sont les personnes concernées par les événements et leur famille, d’une part, les historiens (et historiennes) de l’autre, qui doivent être décisionnaires en la matière et là encore, et si les taux varient, la tendance et la hiérarchie des priorités restent les mêmes pour tous les pays de l’enquête.

Plus encore, le croisement des données sur les répondants et les réponses qu’ils fournissent indique que, pour les individus les moins dotés en capitaux éducatif et économique, l’adhésion au principe même de la commémoration est forte, mais, dans le même temps, la contestation des mesures prises pour le mettre en place – quelles qu’elles soient – est élevée. Cela indique que le domaine des politiques de mémoire est en passe de devenir un espace de contestation de la classe politique et de l’État comme un autre, loin, là encore, des attentes d’un possible gain de légitimité pour le pouvoir à travers des gestes et discours mémoriels.

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