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Un homme, assis, de dos, tenant dans ses mains une carte de l'Ukraine
Le sénateur républicain de l'Alabama Tommy Tuberville examine une carte de l'Ukraine pendant une session de la Commission des forces armées du Sénat des États-Unis. le 10 mai 2022 à Washington, DC. Win McNamee/AFP

Quel avenir pour l’Ukraine ? Un exercice de prospective

À mesure que la guerre russe en Ukraine se prolonge, l’unité entre Kiev et ses alliés occidentaux, souvent soulignée dans nos médias, pourrait progressivement s’éroder si les opinions publiques occidentales étaient gagnées par la fatigue de la guerre et si l’Ukraine peinait à faire des avancées significatives sur le terrain face à des positions militaires russes fortement enracinées. On constate déjà aujourd’hui que l’incertitude plane sur les intentions des différents protagonistes du clan occidental. Les nombreux retournements de situation de court terme, comme la mort de l’oligarque russe et patron de la compagnie militaire privée Wagner Evgueni Prigojine, contribuent également à la confusion et à l’incertitude quant à l’issue de ce conflit.

Dans ce contexte, l’analyse prospective, mêlée de références historiques, peut nous aider à envisager les différents futurs possibles du pays.

Pour cela, il convient d’identifier les éléments les plus importants (les forces motrices, dans le langage de la prospective) pour l’issue du conflit. Dans le cas de l’Ukraine, on en distingue deux principaux. D’abord, la question de l’intégrité territoriale du pays : les autorités de Kiev et leurs partenaires sont-ils prêts à accepter l’éventualité d’une Ukraine fragmentée, ou bien le contrôle ukrainien sur l’ensemble du territoire sera-t-il, aux yeux des uns comme des autres, une condition absolue pour mettre fin au conflit ? Ensuite, l’orientation politique de Kiev : le conflit aboutira-t-il à un arrimage durable de l’Ukraine au camp occidental, ou au contraire à l’adoption d’un statut de neutralité ?

L’examen de ces deux questions clés permet de mettre en évidence quatre scénarios, mutuellement exclusifs, qui représentent des futurs possibles de l’Ukraine : celle-ci pourrait s’orienter vers un devenir comparable dans une certaine mesure soit à celui de la RFA de l’après-guerre, soit d’Israël, soit de Hong Kong, soit de la Finlande.

Les quatre options possibles.

L’épineuse question de l’intégrité territoriale

Si Kiev finissait par reconquérir l’ensemble de son territoire et par obtenir une ferme garantie de sécurité ultérieure de la part de ses alliés occidentaux, on entrerait dans une réalité similaire à celle que connaît aujourd’hui Israël (ou Taïwan, bien que l’île ne soit pas reconnue comme un État indépendant) : le camp occidental offrirait à l’Ukraine des garanties de sécurité significatives qui permettraient au pays de protéger sa souveraineté.

Ces garanties pourraient ressembler à l’aide militaire et économique, ainsi qu’au soutien politique que les États-Unis accordent actuellement à Israël et à Taïwan. D’ailleurs, l’écosystème politico-économique israélien, marqué par une collaboration très étroite entre investisseurs, ingénieurs et responsables militaires, est parfois cité en exemple par les autorités ukrainiennes, qui y voient un modèle à répliquer.

Mais ce scénario pourrait aussi avoir sa propre singularité : l’Ukraine, certes avec l’aide de ses alliés, aurait alors infligé une déroute incontestable à l’armée russe, ce qui lui conférerait une légitimité politique et militaire accrue au sein du camp occidental, comme l’a expliqué le général Michel Yakovleff.

Cependant, les tensions que l’on a pu observer notamment entre Joe Biden et Volodymyr Zelensky au dernier sommet de l’OTAN démontrent les limites de l’alignement stratégique entre Washington et Kiev face à la puissance nucléaire qu’est la Russie.

Sur la question de l’adhésion à l’OTAN et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, les positions ne sont pas strictement identiques : à l’inverse de Kiev, tant Washington que les Européens pourraient se satisfaire d’un scénario dans lequel l’Ukraine réaliserait des avancées territoriales significatives sans pour autant reconquérir l’ensemble des régions qu’elle a perdues.

De même, et en bonne partie pour permettre à Vladimir Poutine de ne pas perdre la face, les Américains pourraient chercher à favoriser une « simple » adhésion de l’Ukraine à l’UE, plutôt qu’à l’OTAN, comme l’a explicitement dit le sénateur démocrate du Delaware Chris Coons, montrant ainsi que dès lors qu’il s’agit de prendre des engagements de long terme, Washington pourrait préférer une piste purement européenne plutôt que transatlantique. Du point de vue d’un certain nombre de responsables à Washington, la menace de l’utilisation d’armes nucléaires tactiques de la part de Moscou pourrait ainsi être contenue.

Un tel scénario impliquerait la fragmentation de l’Ukraine, à l’image de celle de l’Allemagne au lendemain de la guerre. Elle permettrait au camp occidental de soutenir le développement d’une vraie démocratie en Ukraine, notamment en aidant les autorités du pays à lutter contre la corruption. Ce scénario n’exclut pas des velléités de revanche de la part de Kiev, qui pourrait espérer sa propre réunification à terme.

La menace de la fatigue du reste de l’Occident

Il ne faut cependant pas exclure que la fatigue de la guerre puisse atteindre les opinions publiques occidentales, et par voie de transmission, leurs décideurs politiques, dont Joe Biden, qui fait face à une échéance politique capitale l’année prochaine.

Au moment où les difficultés économiques pèsent sur les populations européennes, l’importance stratégique que les capitales occidentales ont accordée à l’Ukraine pourrait perdre de sa vigueur. La guerre a déjà déstabilisé le secteur agricole de l’Europe de l’Est, menant la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie à suspendre leurs importations alimentaires en provenance d’Ukraine en avril dernier (avant qu’elles ne reprennent en juin). Les alliés occidentaux pourraient aussi éprouver des difficultés logistiques à soutenir l’Ukraine militairement : la pénurie de munitions au niveau international, qui explique pourquoi tant les Européens que les Américains peinent à approvisionner l’Ukraine, pourrait influencer l’issue du conflit.

La volonté politique des États-Unis, dans les faits, est également plus floue que les déclarations politiques déterminées de l’administration Biden laisseraient penser. La révélation de pourparlers secrets entre Washington et Moscou portant sur la fin du conflit montre bien que la possibilité de négociations avec la Russie n’est en rien exclue par les États-Unis.

La réalité que connaîtrait l’Ukraine pourrait dès lors dépendre de l’importance de ses reconquêtes territoriales et des pressions occidentales qui pourraient forcer le pays à négocier.

Si l’Ukraine parvenait à reconquérir une majeure partie de son territoire, mais devait accepter un compromis avec la Russie, un scénario semblable à celui de la neutralité finlandaise, qui a duré de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la récente adhésion de Helsinki à l’OTAN pourrait s’imposer au pays : l’intégrité territoriale viendrait au prix de son non-alignement.

Au contraire, si l’Ukraine ne parvenait pas à reconquérir une majeure partie de son territoire, et subissait même des pertes supplémentaires, notamment parce que les Occidentaux venaient à abandonner le pays à son sort, Moscou serait en position de force pour imposer ses intérêts sur le terrain et pour continuer de déstabiliser le pays. Toutes choses égales par ailleurs, un scénario à la Hong Kong, où une démocratie est aux prises avec la volonté d’une dictature, se ferait alors jour.

Au-delà des scénarios, quelles leçons ?

Les leçons que l’on peut tirer d’un tel exercice de prospective peuvent dépendre du point de vue que l’on adopte. Certaines d’entre elles s’imposent à tous les protagonistes.

La première concerne le rôle que les garanties de l’OTAN peuvent jouer. Force est de constater que les garanties que les capitales occidentales pourraient offrir à Kiev ne s’inscrivent pas exclusivement dans le cadre de l’Alliance atlantique, contrairement à ce que les discussions de court terme peuvent laisser penser (et à ce que l’exemple taïwanais suggère).

Les garanties d’ordre politique et économique (notamment par le biais du G7) ainsi que des engagements officiels qui mettent l’accent sur la raison d’être du soutien occidental à l’Ukraine, au moment où la légitimité du système démocratique à économie de marché est mise en question, peuvent également jouer un rôle de garde-fou en inscrivant l’Ukraine durablement dans le camp occidental. En d’autres termes, une réelle feuille de route politique pour l’Ukraine qui dépasse les querelles intestines quant à l’adhésion du pays à l’OTAN jouerait un rôle significatif et peut-être non moins crédible qu’une intégration officielle à l’Alliance.

Encore faut-il, cependant, que les alliés occidentaux jugent le bénéfice de leur engagement en Ukraine suffisamment stratégique et justifié par rapport à l’alternative de voir émerger aux frontières de l’Europe une nouvelle Finlande ou un nouveau Hong Kong. Dans l’immédiat, l’annonce de la fourniture de F16 à Kiev va dans ce sens.

Mais ce conflit, qui est devenu une guerre d’attrition, pourrait rendre ce type d’engagement de plus en plus difficile pour des décideurs occidentaux qui devront faire face à la fatigue de leurs opinions publiques. Moscou pourrait gagner en détermination. C’est pourquoi le risque d’une nouvelle Finlande ou d’un nouveau Hong Kong continue de planer sur l’Europe.

L’issue du conflit dépendra largement des dynamiques politiques européennes qui mettront dans la balance les bénéfices de ces engagements envers l’Ukraine et le coût de ce risque d’une nouvelle Finlande ou d’un nouveau Hong Kong. Cette lecture politique du conflit pourrait ainsi influencer la perception que les alliés européens ont d’eux-mêmes et du rôle qu’ils s’imaginent jouer sur le plan international à l’avenir.

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