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Exil fiscal, transition écologique, solidarité… Les enjeux du débat sont nombreux et utilisés différemment selon les échelles. Shutterstock

Restauration de l’ISF : une voie climatique et européenne ?

Depuis quelques mois, la petite musique du retour d’un impôt sur la fortune (ISF) se fait entendre en France et en Europe. Plusieurs initiatives venant d’horizons politiques différents ont (ré)inscrit la fiscalité du patrimoine à l’agenda médiatique et politique.

Tout récemment, Jean-Paul Mattei, Président du groupe MoDem à l’Assemblée nationale, allié à la majorité, s’est prononcé, dans un rapport parlementaire, en faveur d’un ISF européen afin de financer la transition écologique. Au début de l’été, les députés européens sociaux-démocrates Aurore Lalucq et Paul Magnette déposaient, eux, auprès de la Commission européenne une demande « d’initiative citoyenne européenne » sur le sujet. Si elle recueille un million de signatures dans au moins sept pays en un an, elle pourrait déboucher sur l’élaboration d’une directive européenne instaurant un « impôt sur la fortune écologique et social » ciblant les 1 % des ménages les plus riches.

Un mois plus tard, en juillet, la Commission a enregistré la demande, permettant de lancer la collecte des signatures. Au même moment, la publication d’une étude commandée par le groupe écologiste au Parlement européen et réalisée par l’ONG Tax Justice Network montrait qu’un impôt européen sur les 0,5 % des super-riches rapporterait chaque année 213 milliards d’euros, venant renforcer les arguments des défenseurs de ce type d’impôt.

L’idée d’un ISF vert se retrouvait également, à l’échelle nationale, au sein du document rendu au mois de mai par Jean Pisani-Ferry, professeur d’économie à Sciences Po Paris et contributeur du programme économique d’Emmanuel Macron en 2017, et Selma Mahfouz, inspectrice générale des finances. Dans ce texte rédigé à la demande de la Première ministre Élisabeth Borne, ils proposent la création d’un impôt exceptionnel et temporaire sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés, devant rapporter environ 5 milliards d’euros par an jusqu’en 2050, afin de financer la transition écologique.

Ces différentes initiatives sont d’autant plus remarquables qu’elles s’inscrivent dans un contexte de quasi-disparition de l’Impôt sur la Fortune en Europe. En 2023, dans l’Union européenne, seule l’Espagne collecte encore un impôt sur la richesse, à partir d’un seuil de 700 000 euros et selon des taux qui varient selon les communautés autonomes. S’il paraît peu vraisemblable que pareil impôt soit restauré à l’échelle nationale, du moins en France et en Allemagne, pays qui ont fait l’objet de nos travaux, le débat semble bien différent à l’échelle de l’Europe lorsque s’y mêle les questions climatiques.

Supprimé en France, suspendu en Allemagne

En France, la suppression de l’ISF a été une des premières mesures fiscales du président Emmanuel Macron, en le remplaçant par un impôt sur la fortune immobilière, l’IFI. Celui-ci a considérablement fait diminuer les recettes fiscales : l’ISF a rapporté 4 milliards d’euros aux caisses publiques en 2017, l’IFI 2,35 milliards en 2022. Son efficacité sur l’exil fiscal ou la compétitivité du pays reste en débat.

CC BY-SA

En Allemagne, l’impôt sur la fortune est toujours inscrit dans la Loi fondamentale (qui joue le rôle de Constitution) bien qu’il ne soit plus prélevé depuis une décision du Tribunal constitutionnel fédéral datant du 22 juin 1995. Celui-ci considérait que l’ISF ne respectait pas le principe de l’égalité devant l’impôt.

Le patrimoine immobilier était en effet évalué sur la base des valeurs foncières de 1964 tandis que la détention d’un patrimoine financier était estimée à la valeur du marché. Le patrimoine immobilier étant moins taxé que le patrimoine financier, la cour constitutionnelle demanda au gouvernement de Helmut Kohl de réviser les valeurs immobilières sur lesquelles était basé l’impôt sur la fortune avant le 31 décembre 1996. Le gouvernement Kohl ne modifiant pas ces valeurs, l’impôt fut automatiquement suspendu – et non pas supprimé – le 1er janvier 1997.

Un retour improbable à l’échelle nationale

Depuis, au sein de ces deux pays souvent décrits comme les moteurs de l’Europe, la question d’un retour de cette forme d’imposition du capital revient très fréquemment sur le devant de la scène. En Allemagne, tous les partis de gauche l’inscrivent à leur programme lors de chaque élection législative. Mais à l’exception de die Linke, le parti d’extrême gauche en perte de vitesse depuis les élections de 2021, personne ne passe à l’acte.

Des entretiens que nous avons réalisés auprès de députés SPD et Grünen entre 2010 et 2016 montrent que la défense de l’impôt sur la fortune n’est qu’une façade. Elle semble avoir principalement vocation à rallier des soutiens à la fois électoraux, associatifs et syndicaux mais pas à être inscrit aux différents contrats de coalition négociés au fil des années. En 2021, lorsque le SPD et les Grünen s’allient au Parti libéral (FDP, droite) pour former un nouveau Gouvernement et alors qu’ils sont en position de force pour réintroduire un impôt sur les plus riches, y compris par le biais d’une taxe temporaire, les deux partis écartent rapidement et sans réelle surprise cette éventualité.

En France, toutes les stratégies de réintroduction de l’ISF se sont également heurtées à une fin de non-recevoir de la part d’Emmanuel Macron. Dès le lendemain de la remise du rapport Pisani-Mahfouz, son ministre de l’Économie Bruno Le Maire écartait l’idée d’ISF vert en déclarant que la création d’un nouvel impôt « n’est pas la solution ».

Cette situation tient en grande partie aux transformations des débats sur ce type d’impôt. Pensé à l’origine comme un impôt de solidarité destiné à financer le RMI en France, ou comme une ressource budgétaire pour les Länder en Allemagne, le cadrage des débats politiques sur l’impôt la fortune a rapidement basculé vers ses effets sur les entreprises. Si les biens professionnels ont été exclus de l’assiette de l’impôt, ses opposants sont néanmoins parvenus à l’associer à une forme d’impôt sur les sociétés déguisé et non plus sur les particuliers. Si on en croit leurs discours, l’ISF conduirait à un exil des plus fortunés dans un contexte de concurrence fiscale entre États, à une fuite des capitaux et à une perte d’emplois par la nation.

Une solution européenne ?

Pris dans cette impasse, les partisans de la restauration d’un impôt sur la fortune semblent avoir adapté leur stratégie, en déplaçant la lutte à une autre échelle, l’Europe, et en la liant à un nouvel enjeu : l’écologie.

Sur ce dernier point, l’analyse d’archives parlementaires de la période 2010-2016 montre qu’aucun parti, en France ou en Allemagne, y compris chez les écologistes, n’utilisait ce cadrage politique. La question de la réduction des inégalités sociales et économiques par l’impôt laisse donc place à un enjeu potentiellement plus consensuel et susceptible de recueillir de plus vastes soutiens. Le fait que des économistes proches de la majorité présidentielle française, comme Jean Pisani-Ferry, ou des députés qui en sont membres, comme Jean-Paul Mattei, s’engagent sur ce sujet montre que cette stratégie fonctionne dans une certaine mesure.

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L’européanisation des politiques fiscales constitue également une ressource politique pour les soutiens de l’ISF. Cette stratégie a déjà été observée dans le cas d’autres politiques publiques comme la réforme du code du travail au Portugal. En passant à l’échelle européenne, les défenseurs de l’ISF court-circuitent la critique d’un affaiblissement des entreprises nationales dans la compétition économique européenne. C’est certainement cette dimension qui conduit Bercy à ne pas écarter l’idée d’un ISF européen, l’entourage de Bruno Le Maire ayant répondu « pourquoi pas ? » à cette l’éventualité quand il rejetait peu de temps auparavant les propositions de Selma Mahfouz et Jean-Pisani Ferry.

D’autre part, l’initiative citoyenne européenne, si elle atteint son objectif, légitimera la position des partisans de l’ISF, leur permettant de mobiliser une hypothétique « opinion publique » européenne. Celle-ci semble par ailleurs favorable à la taxation de la richesse dans de nombreux pays, y compris en Allemagne.

Si l’ISF est encore très loin de faire un retour fracassant en Europe, son avenir semble donc se jouer à Bruxelles. Cela poserait par ailleurs les bases d’une fiscalité européenne commune qui renforcerait l’UE dans son ensemble, au moment où les partis eurosceptiques d’extrême droite du continent cherchent à l’affaiblir et s’activent en vue des élections de juin 2024.

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