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Photo extraite du documentaire « Auprès d’elle » co-réalisé par Chiara Giordano
Photo extraite du documentaire « Auprès d’elle » sur la vie des travailleuses s'occupant de nos aînés 24h/24. Co-réalisé par Chiara Giordano.

Soins aux personnes âgées, le travail invisible des femmes migrantes

« Elle n’aime pas que j’appelle ça un boulot. Elle veut que je fasse partie de la famille ». Meliza partage la vie d’une personne âgée qui ne peut plus rester seule. Comme des milliers de travailleuses – souvent des femmes migrantes – elle s’occupe d’une de nos aîné·e·s 24 heures sur 24. Invisibles et pourtant indispensables, ces femmes les aident, les lavent et les habillent. Elles cuisinent et nettoient. Elles les accompagnent : elles restent auprès de nos aîné·e·s, jour et nuit.

L’importance de ces travailleuses se révèle de plus en plus cruciale avec le vieillissement de la population et l’explosion du besoin de prise en charge à domicile des personnes âgées. Pourtant, en Belgique comme ailleurs en Europe, non seulement les conditions de travail dans ce secteur sont parmi les plus précaires sur le marché de l’emploi, mais la position de ces travailleuses dans la stratification sociale est également parmi les plus basses sur l’échelle socioprofessionnelle.

Le documentaire « Auprès d’elle » co-réalisé par Chiara Giordano offre un aperçu de la vie des travailleuses qui s’occupent de nos aînés 24h/24.

Salaires bas, horaires difficiles, manque d’opportunités d’évolution professionnelle : quelles sont les raisons de la persistance de mauvaises conditions de travail dans ce secteur ? Pourquoi les métiers du care (soin donné à autrui) ont-ils une mauvaise réputation, malgré le rôle social qu’ils remplissent ? D’où viennent les difficultés à valoriser et à professionnaliser ce travail ?

Le statut inférieur du travail du care

La pénibilité du travail, qui est bien documentée, est en partie liée à la nature même de l’activité (s’occuper de l’hygiène des autres, porter des poids lourds, s’occuper de personnes parfois très malades, etc.). Mais ce qui empêche une évolution des conditions de travail est avant tout la représentation symbolique du métier. Celle-ci accorde au travail de care un statut inférieur dans la stratification des occupations sur le marché de l’emploi. Elle la rend différente de toute autre relation d’emploi.

Deux facteurs au moins nourrissent cette représentation. Le premier est l’héritage de la mauvaise image sociale du travail domestique au sens plus large. Le fait de s’occuper de la saleté de l’autre est associée à des métiers dégradants, à de « sales boulots ». De surcroît, le travail domestique convoque des images de « servitude » : il y a toujours une personne « qui sert » et une personne « qui est servie ». Si la relation entre travailleuse et bénéficiaire repose sur une relation interpersonnelle de pouvoir qui se traduit et se justifie traditionnellement par une distance de classe, elle s’articule aujourd’hui sur des formes plus complexes. La nationalité ou le groupe ethnique remplissent la fonction de l’altérité, là où l’origine sociale ou le niveau d’éducation le permettent moins qu’avant.

Un travail à domicile 24h/24… donc pas un vrai travail ?

Le second facteur est lié à la dichotomie entre les sphères publique et privée et à la division genrée du travail au sein de la famille.

D’une part, le travail de care est inextricablement lié à la sphère privée. L’opposition entre « travail productif » (possédant une valeur économique) et « travail reproductif » (effectué gratuitement au sein de la famille) joue en la défaveur des métiers du care. Leur statut de « vrai » travail est constamment remis en cause. De surcroît, on les considère comme une activité qui ne demande pas de compétence spécifique, ni de qualification puisque « tout le monde le fait pour sa famille ».

D’autre part, ce travail reproductif possède encore aujourd’hui une dimension fortement genrée, puisqu’il est associé au travail traditionnellement effectué par les membres féminins de la famille. Le care, vu comme une activité « naturelle », ou du moins naturellement acquise par les femmes, est essentialisé comme un travail féminin, ce qui explique la prédominance de femmes dans le secteur. Le concept de care soulève précisément des critiques pour cette raison : il désigne à la fois la pratique de prendre soin d’autrui et la disposition à le faire. Le risque de créer une confusion entre les deux est réel.

Photo extraite du documentaire « Auprès d’elle » co-réalisé par Chiara Giordano.

Si le caractère privé et la dimension genrée du care contribuent à la faible valorisation de ces métiers en général, le travail effectué à domicile 24h/24 ajoute des défis supplémentaires.

Non seulement la nature privée du travail implique le manque de contrôle sur les conditions de travail, mais même lorsque les heures de travail sont définies par contrat, le travail 24h/24 implique souvent une disponibilité permanente. Ceci entraîne une absence de séparation entre la maison et le travail, entre le temps de loisirs et le temps de travail. De surcroît, le partage d’un espace intime et le travail émotionnel qui caractérisent ce travail font que la relation entre la travailleuse et la personne âgée oscille constamment entre relation de travail et relation familiale. Ceci génère une forte ambiguïté, la travailleuse n’étant plus considérée comme telle, mais plutôt comme « un membre de la famille », comme les employeurs tendent à la définir.

Cet ensemble de facteurs fait que les employeurs, qu’il s’agisse de familles ou d’intermédiaires, considèrent que ces métiers ne « méritent » pas des bons salaires.

Des échelons dans la misère

On retrouve dans cette profession les personnes les plus vulnérables du marché de l’emploi : souvent des femmes migrantes et/ou d’origine étrangère. Cette concentration de main-d’œuvre étrangère s’explique notamment par des facteurs de nature économique : l’augmentation de la demande de care dans les pays occidentaux s’est accompagnée d’une augmentation de l’offre principalement étrangère.

Les éléments généralement proposés pour expliquer la formation de cette offre reposent sur les caractéristiques de la main-d’œuvre, qui serait plus flexible, moins chère et plus adaptable à des horaires atypiques, par rapport à la population active locale. Néanmoins, comme mes recherches le montrent, d’autres éléments contribuent à l’ethnicisation du secteur. Au niveau macro, par exemple, les politiques publiques régulant les migrations, la protection sociale ou les inégalités de genre ont un impact sur la concentration dans ce secteur de travailleuses migrantes.


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Ainsi, la position des travailleuses domestiques et du care ne peut être réduite à leur situation professionnelle. Elle est définie et continuellement remodelée par d’autres facteurs, tels que leur statut administratif et leurs permis de travail, qui sont à leur tour déterminés par le régime migratoire propre à chaque pays.

Mais parmi les travailleuses, toutes ne jouissent pas des mêmes conditions de travail. Au sein de cette force de travail globalement fort dévalorisée, les travailleuses migrantes sans contrat, et en particulier celles qui habitent chez la personne âgée, représentent les plus invisibles et les plus précaires. La situation d’irrégularité administrative peut s’ajouter à ces facteurs et rendre leur situation encore plus vulnérable.

Dans nos sociétés vieillissantes, des véritables mesures publiques sont à envisager pour que ce phénomène ne devienne pas un nouveau modèle global d’exploitation.

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