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Sur les réseaux sociaux, une djihadosphère en constante évolution

Humain face au réseau
Des centaines de personnes adhérant à l'idéologie djihadiste créent des communautés clandestines sur des réseaux sociaux publics. Pixabay/geralt

Depuis l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, 187 enquêtes ont été ouvertes pour « menaces » ou « apologie du terrorisme » en France, des propos illicites tenus essentiellement sur les réseaux sociaux rapporte France Info.

Ces plates-formes et autres sites web où se retrouvent des individus prônant le djihad armé (combat sacré contre les ennemis de l’islam) constituent ce que nous nommons la « djihadosphère » : des espaces numériques protéiformes aux frontières floues.

En effet, loin d’être un monde clos, divers acteurs s’y côtoient : sympathisants d’organisations terroristes, simples « likeurs » de contenus violents, profils aux discours ambigus (difficiles à catégoriser), et même détracteurs de l’idéologie djihadiste qui tentent d’y faire entendre leur voix.

Or, bien qu’ils se savent épiés, tant par les plates-formes que par les services de renseignement, ces cyber-militants francophones n’en demeurent pas moins actifs et créatifs. Dénonçant la traque numérique dont ils font l’objet, ils adaptent ainsi leurs usages des réseaux comme leurs messages.

Le cyberdjihadisme, un phénomène en mutation permanente

Comme on peut le voir dans une vidéo diffusée en octobre 2018 par al-Hayat Media Center (organe de presse de l’État islamique, EI) et citée par Laurence Bindner et Raphael Gluck, spécialistes des stratégies digitales des groupes extrémistes, les consignes des organisations terroristes sont claires :

« Luttez avec patience dans l’arène numérique et ne laissez aux infidèles aucun répit : s’ils suppriment un compte, bâtissez-en 3, et s’ils en suppriment 3, bâtissez-en 30 » (« Inside the Caliphate », vidéo de l’EI)

Le combat consiste alors à épuiser les plates-formes dans un mouvement continu de re-création de comptes supprimés, ainsi qu’à diversifier les canaux de communication pour augmenter les chances de survie d’un profil. En outre, se dire djihadiste en ligne revêt des formes différentes selon les périodes.

Les années 2015 à 2017 sont marquées par la représentation du combat : imagerie violente, soutien explicite à l’EI, diffusion de supports de propagande.

image d’archives
Images de propagande de l’EI (État islamique) massivement publiées sur les réseaux en 2015. Author provided
Images de l’EI
Images de propagande de l’EI (État islamique) massivement publiées sur les réseaux en 2015. Author provided

Mais à partir de 2018, la technique du camouflage devient reine. Il s’agit moins de cacher son identité (dans une perspective de « taqîya », de dissimulation des opinions religieuses) que de la rendre méconnaissable et difficilement visible pour l’ennemi. L’objectif pour ces militants : développer un savoir-faire pour faire savoir qu’ils sont là tout en échappant à la surveillance dont ils font l’objet.

Des signes plus discrets : le camouflage de la haine en ligne

Depuis fin 2017, à l’heure des défaites militaires pour l’EI et d’une modération accrue par les plateformes, le cyberdjihadisme a muté, tout comme le phénomène d’apologie du terrorisme.

Si de nombreux messages glorifient sans détour un attentat ou son auteur, d’autres, plus implicites, passent sous les radars des algorithmes mais aussi des opérateurs multilingues qui analysent manuellement les posts signalés.

Un paradoxe est à relever : les stratégies de résistance des sympathisants djihadistes s’opèrent à partir des plates-formes, avec et contre elles.

En effet, l’apologie du terrorisme en ligne est à l’image des discours numériques eux-mêmes : de nature hybride, alliant technique (éléments mis à disposition par le réseau social comme les likes par exemple) et langagier (textes ou images).

Dès lors, un message illicite réside autant dans un discours de haine explicite (« Je veux décapiter des Français ») que dans un faisceau convergent de traces techniques et discursives dont seule la conjugaison fait sens.

En conséquence, un message en apparence anodin peut constituer un discours de haine camouflé.

Par exemple :

« C’est Valls qu’il faut remercier 🎵🎵🎵 » (publication du 13 novembre 2017).

Révélateur du phénomène de connivence ironique, ce post fonctionne sur le mode du clin d’œil et fait implicitement l’apologie du terrorisme.

En effet, l’expression « c’est Valls qu’il faut remercier » constitue le refrain d’un chant djihadiste bien connu, « Ma vengeance », appelant à commettre des attentats en France et rendant hommage aux kamikazes du Bataclan.

L’équation est alors sans équivoque : date (13 novembre) + texte (« c’est Valls qu’il faut remercier ») + emoji (notes de musique) = apologie du terrorisme.

Sur ce modèle, les tactiques de camouflage se diversifient pour faire la promotion du djihad armé :

  • Utilisation d’images-texte et de vidéos (où la reconnaissance automatique du texte mais aussi d’émojis est plus difficile, et la détection de contenus problématiques plus délicate)

  • Recours au streaming (puisque les algorithmes de filtrage peinent à détecter la violence en direct)

  • Emploi d’un langage codé (emojis/icônes/hashtags)

  • Exploitation des memes ou des gifs pour faire passer des messages violents sous le prisme de l’humour

  • Publication à des dates particulières qui peuvent faire référence à des actes terroristes

  • Floutage des images de propagande

Un terrain mouvant

Néanmoins, le terrain concerné est mouvant. Contexte international et attentats sont susceptibles de provoquer l’effacement temporaire comme l’effervescence de la djihadosphère.

Octobre 2019 donne lieu à plusieurs événements : mort du leader de l’EI, Al Bagdadi, retrait des troupes américaines en Syrie, opération militaire déclenchée par la Turquie contre les Kurdes, évasion supposée de djihadistes français dans le camp d’Aïn Issa et attentats au Mali.

Cet enchaînement provoque l’ébullition de la djihadosphère avec le retour éphémère d’une imagerie ultra violente. De même, la pandémie de Covid-19 suscite une certaine agitation et des hommages au « soldat Corona », meilleur allié de la cause djihadiste.

En outre, les opérations de suppression massive des comptes djihadistes (comme sur Telegram en novembre 2019) ou le durcissement de la modération entraînent de nouvelles techniques de contournement et d’adaptation.

Si aucune manifestation d’adhésion à l’idéologie djihadiste n’est figée, la détermination à rester actifs en ligne est une constante.

Une persévérance affichée

Malgré le discours véhément de ces cyber-militants contre la censure des plates-formes, l’acharnement déployé pour y maintenir une visibilité est un invariable. A chaque suppression de profil succède son retour sous un autre pseudonyme, un autre compte, une autre adresse.

Cette persévérance est brandie comme la preuve d’un engagement majeur pour « la cause ». Un même individu peut se constituer des dizaines de profils sur plusieurs réseaux différents, plusieurs individus alimenter un même profil, un homme se cacher derrière un compte de femme et réciproquement ; tout comme un agent infiltré peut semer le doute sur la sécurité du « groupe ».

Difficile de savoir qui sont derrière ces avatars de « moudjahidines » (résistants ou combattants pour la foi, définis comme une poignée de véridiques qui s’engagent dans le djihad armé), mais qu’importe : leurs récits nous permettent de comprendre pourquoi et comment ces acteurs recourent à des médias qu’ils critiquent pour s’exprimer.

Du cyber-djihadisme au cyber-califat

L’objectif est d’abord d’y mener une guerre médiatique, pour propager l’idéologie djihadiste tout en remédiant au silence dit coupable des médias traditionnels sur l’oppression de la Oumma (la communauté des musulmans indépendamment de leur nationalité). En cela, ils poursuivent les objectifs des organisations terroristes qui légitiment l’usage de la violence pour venger les musulmans de l’oppression occidentale. Les vidéos de massacres de Syriens, de Palestiniens, de Ouïghours ou de Rohingyas birmans sont au cœur de la propagande de l’EI, partagée sur les réseaux sociaux.

D’ailleurs, selon l’ex-djihadiste repenti Mourad Benchelali, Al-Qaeda recourrait déjà à ce procédé il y a quinze ans : « Tous les vendredis dans le camp, on nous montrait des vidéos avec des musulmans persécutés dans le monde ».

Mais au-delà d’une tribune ou d’un espace de recrutement, les plates-formes sont des lieux d’apprentissage de la « science religieuse ». On y discute de ce qu’est un « vrai musulman » à coup de versets coraniques et de hadiths. La grande question qui revient : comment être un bon combattant sur les réseaux et non un combattant de vitrine, un faux moudjahid ?

Le discours est jargonneux, les sources citées avec rigueur et la connaissance d’Allah au cœur des interactions. Les échanges amicaux comme les débats y ont leur place car c’est aussi un lieu de socialisation, où l’on déjoue la solitude tout en la mettant en scène. En effet, on se plaint d’être isolé tout en revendiquant une forme de marginalité. La solitude y est donc tourmentée et heureuse puisque c’est celle de l’« étranger » (« ghuraba ») auxquels ces individus s’identifient.

L’étranger, dans le lexique arabe, c’est le musulman qui se sait prisonnier de ce bas monde et qui vit dans la promesse de l’au-delà. C’est cet exilé, sans attaches terrestres, dont la solitude est le bienfait caché d’une détresse illusoire.

Mais ces espaces numériques sont enfin et surtout des lieux d’action en constante transformation, des lieux d’opérations guerrières. Comme si la logique militaire de reconquête territoriale de l’EI s’étendait virtuellement sur le web social, en tant que prolongement voire substitut du champ de bataille.

Dans cette arène médiatique investie par les sympathisants djihadistes, cohabitent ainsi le monde réel, l’ici et maintenant dont l’idéologie dominante est combattue, et l’ailleurs, soit le monde fantasmé du Califat islamique.

Des communautés en ligne publiques et clandestines

On pourrait parler d’« hétérotopie de crise » au sens foucaldien du terme : un endroit réservé aux personnes qui rejettent les règles de la société dans laquelle ils vivent ; un contre-emplacement relevant d’un monde virtuel mais dans un espace bien réel, ancré dans les interfaces des plates-formes.

Une chose est sure : ces acteurs du cyberdjihad parviennent à construire des collectifs en ligne, à s’affilier et à se doter d’un territoire, même en l’absence d’espace dédié à leurs membres.

En effet, en parallèle des discussions privées et échanges via messageries cryptées, ils développent sur ces réseaux une visibilité publique au vu et au su de tous. C’est d’ailleurs le propre des hétérotopies de crise : être isolées mais accessibles. Comme le formule justement sur son blog, Yann Leroux, docteur en psychologie :

« Elles sont ouvertes, mais sur l’extérieur de sorte que son occupant de passage se trouve comme enfermé dehors. »

En conclusion, ils développent des signes d’interreconnaissance pour faire groupe, pour communiquer et agir ensemble.

De ce bricolage d’une identité collective et évolutive naissent des communautés en ligne de sympathisants djihadistes ; des communautés publiques et pourtant clandestines.


L'autrice effectue sa thèse sous la direction de Julien Longhi.

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