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Surestimons-nous les vertus de l’empathie ?

La danse, de Matisse. Flickr / Gautier Poupeau

L’empathie est à la mode, préconisée par tous et partout comme ferment du lien social, elle est ce qui assurerait l’entraide et le « bien vivre ensemble ». Devenue concept valise, souvent synonyme de moralité, l’empathie est présentée comme condition nécessaire et suffisante à l’altruisme et à l’harmonie sociale. Mais l’empathie est-elle forcément gage de moralité ?

Qu’est-ce que l’empathie ?

Concept omniprésent depuis une dizaine d’années, tant dans la recherche scientifique universitaire que dans le monde professionnel de la santé, de l’éducation et du travail, l’empathie est présentée comme une capacité émotionnelle permettant de lutter contre certains maux de la société tels que l’individualisme, le repli sur soi, le communautarisme et la violence.

Censée développer l’altruisme, l’entraide, le respect d’autrui et la compassion, elle contribuerait même au bien-être et à la réduction des inégalités en favorisant l’inclusion sociale. Face à cet intérêt croissant, nombreuses sont les études qui se sont intéressées au développement de l’empathie chez l’enfant avec souvent in fine la production de programmes d’intervention opérants tels que ceux centrés sur les compétences psychosociales.

Cependant, l’empathie, dans son acception actuelle, ne semble pas tenir toutes ses promesses sur le plan de ses retombées sociales et morales. En effet, son lien à la moralité n’est pas direct, mais plutôt complexe et équivoque.

Le terme « empathie » vient du philosophe allemand Robert Vischer qui, en 1873, désigne par Einfühlung (ressenti de l’intérieur) l’empathie esthétique comme mode de relation émotionnelle entre un individu et une œuvre d’art.

Par extension, être empathique c’est comprendre et éprouver l’émotion que l’autre ressent dans une situation donnée. L’empathie semble donc être une aptitude indispensable aux interactions sociales, à la coopération et à l’altruisme. Des recherches récentes montrent qu’elle est associée à certains corrélats biologiques, voire génétiques, mais également liée à nos expériences de vie et à nos apprentissages dans un contexte affectif et éducatif, essentiellement lors de la petite enfance. L’empathie est à la fois une conscience des états internes d’autrui (pensées, sentiments, intentions), ainsi qu’une réponse affective à autrui (ressenti et expressivité émotionnelle). Aussi, l’empathie se décline-t-elle souvent en deux types : l’empathie cognitive et l’empathie émotionnelle/affective. L’empathie cognitive désigne la capacité à comprendre les pensées et les intentions d’autrui, alors que l’empathie émotionnelle est, quant à elle, la capacité à ressentir les états affectifs d’autrui.

Edvard Munch, Separation, 1896. Wikipedia

L’empathie : altruiste ou égocentrique ?

L’empathie affective qui s’active le plus facilement est celle ressentie face à une personne qui souffre, qui est en danger ou qui est victime d’un acte injuste. Ainsi, le partage de cette souffrance perçue et ressentie produit une détresse empathique qui pourrait conduire l’individu à porter secours à une personne qui souffre.

Par exemple, face à une personne angoissée, déprimée, notre expressivité émotionnelle tend à accompagner la personne souffrante, et peut prendre un versant compassionnel. Notre posture, nos attitudes, notre regard, voire la prosodie de notre voix, s’ajustent à la personne en face de nous.

Cette synchronisation expressive des émotions répond-elle à la compréhension des émotions de la personne souffrante ? Favorise-t-elle l’altruisme ? Permet-elle de lui apporter un soutien ? Pas forcément… Car si l’empathie est censée permettre à l’être humain de se décentrer de soi pour accueillir autrui, de nombreux travaux montrent que ce partage émotionnel empathique n’est pas nécessairement tourné vers l’autre.

En effet, selon Decety), plusieurs paramètres sont à prendre en compte, notamment la contagion émotionnelle et la prise de perspective. La contagion émotionnelle est une réponse adaptative permettant à l’être humain de partager la souffrance de l’autre, mais celle-ci peut rester superficielle et égocentrée. En effet, un individu peut éprouver le même état affectif qu’un autre, tout en conservant une certaine distance entre lui et autrui. C’est ce que nous observons très tôt chez l’enfant ; où les pleurs d’un nourrisson vont très vite induire chez les autres nourrissons, témoins de la scène, un déclenchement de pleurs.

Cette contagion émotionnelle peut prendre la forme d’une empathie égocentrique dans laquelle les affects d’autrui ne sont ressentis qu’au travers d’une analyse et d’une interprétation finalement très personnelle. Les états mentaux d’autrui ne sont donc pas pris en compte. Aussi, pour que cette pseudo-compréhension émotionnelle d’autrui ne soit pas qu’une projection de sa propre émotivité et qu’elle inclue réellement l’autre comme une altérité, il est indispensable de prendre en considération la notion de prise de perspective, qui renvoie à la notion de flexibilité mentale.

Cette dernière se décline en trois types : un type dit centré sur soi, un type dit centré sur autrui et un troisième type dit combiné. Dans le premier type « centré sur soi », on imagine ce que l’on ressent si nous étions à la place de la personne dans la même situation. Ici, notre histoire personnelle vient déclencher l’empathie. On répond au signal de détresse perçu comme si nous étions nous-mêmes en détresse, ce qui est finalement très égocentrique.

Dans le deuxième type « centré sur autrui », les signaux émotionnels verbaux et infraverbaux exprimés par la personne stimulent notre ressenti empathique vis-à-vis d’elle, via la prise en compte de l’aspect cognitif (raisons, causes de la détresse), sans pour autant renvoyer au ressenti de la personne (cf. empathie affective).

Dans le troisième type, « centration combinée », ce que nous ressentons vis-à-vis de la personne, via ce que nous observons, active également notre ressenti vis-à-vis de nous-mêmes. Ce dernier type, impliquant des processus émotionnels et cognitifs plus complexes, est le plus opérant en terme de réponse empathique dirigée vers le bien-être d’autrui.

Si le terme d’empathie trouve son origine dans la philosophie esthétique allemande, le concept, quant à lui, trouve une origine plus ancienne dans la philosophie des Lumières écossaises et, plus particulièrement dans le système philosophique d’Adam Smith basé sur le concept de sympathie. Un retour au concept de sympathie développé par celui qui est souvent présenté, à tort, comme le père fondateur d’un libéralisme individualiste et égoïste nous permet de mettre en évidence la richesse de ce concept et les limites de l’empathie, en particulier en termes de sentiments moraux.

Retour vers la sympathie

La question de la moralité est au cœur de la philosophie de Smith qui s’inscrit dans la tradition sentimentaliste des sentiments moraux et qui cherche à démontrer, en réaction contre les théories « égoïstes » et « rationalistes », une sorte d’immédiateté du jugement moral fondée ni sur la raison, ni sur un calcul d’intérêt, mais sur les sentiments). L’œuvre de Smith est un peu l’aboutissement de cette approche tout en se démarquant : le sens moral n’est pas inné, il repose sur la sympathie définie comme un mécanisme ou un système de communication des passions et des sentiments d’un individu à un autre. Mais, chez Smith, ce concept est bien plus riche que la simple empathie ou contagion émotionnelle (déjà présente chez l’autre grand philosophe des Lumières écossaises, David Hume), puisqu’il combine les dimensions cognitives et émotionnelles, et se fonde sur un accord de sentiment.

En raison de son caractère instantané, la sympathie, selon Smith, est toujours désintéressée et plus large que la compassion et que la seule empathie émotionnelle. Elle nécessite un accord de sentiment qui repose avant tout sur notre capacité d’imagination et d’identification. En nous mettant à la place de l’autre, nous concevons ce que sont ses émotions, et sympathisons avec son sentiment parce que celui-ci nous semble adéquat et proportionnel à la situation ou l’affection qui en est la cause. « Approuver les passions des autres comme adéquates à leurs objets est la même chose qu’observer que nous sympathisons entièrement avec elles ».

Sympathiser avec le sentiment de l’autre implique donc d’être en accord avec ce sentiment (en nature et en intensité), de l’approuver, puis d’en ressentir une sorte de « copie sympathique » qui ressemble au sentiment originel, mais d’une intensité plus faible. La sympathie implique donc nécessairement l’autre, ainsi qu’une prise de perspective (Smith parle de « changement imaginaire de situation »), que l’on pourrait rapprocher de la centration combinée, qui repose finalement autant sur l’observation de la situation que sur le seul sentiment d’autrui. Smith insiste sur la différence entre « une sympathie fondée sur l’amour de soi » (j’imagine ce que « je » pourrais sentir dans votre situation), d’une sympathie non-égoïste qui repose entièrement sur le point de vue de l’autre (grâce à l’imagination, je me mets à la place de l’autre comme si j’étais l’autre, sans pour autant perdre mon identité). Cette différence de point de vue est essentielle pour aborder les enjeux en termes de moralité et d’harmonie sociale.

Pour sympathiser avec l’autre, il faut être en accord avec ce qu’il exprime au regard de la situation à laquelle il est confronté. Nous ne pouvons sympathiser avec un sentiment que l’on désapprouve. En d’autres termes, il faut qu’il y ait une certaine « convenance » entre la « passion » et la situation d’autrui. Le sentiment moral, que l’on qualifierait plutôt aujourd’hui de jugement moral, est donc intrinsèquement lié à la sympathie : « nous jugeons de la convenance ou de l’inconvenance des affections des autres hommes, selon leur accord ou leur dissonance avec les nôtres ».

L’indispensable spectateur impartial

Dans ce théâtre de la moralité smithienne, le jugement sur soi est également essentiel en ce sens qu’il nous conduit à agir de façon « convenable et méritoire ». Il existe une sympathie réflexive qui, chez Smith, repose sur la figure philosophique du « spectateur impartial » : « spectateur abstrait et idéal », sorte de « juge intérieur » qui existerait en chacun de nous et qui nous permet, au travers du processus sympathique, d’évaluer la convenance de nos propres actions et de celles d’autrui, et ainsi de porter un jugement moral.

Smith conçoit le spectateur impartial comme une abstraction sociale qui représente le point de vue des autres sur mes propres actions. Le spectateur impartial se construit au gré de nos expériences sociales en intériorisant le jugement et le regard des autres (certains y voient une préfiguration du concept freudien de Surmoi). Il apparaît ainsi comme l’arbitre ou le représentant des valeurs communes et des normes sociales.

C’est lui qui détermine le sens de la convenance et si l’action est sympathique ou non. Il est aussi celui qui permet de tempérer l’amour de soi et l’égoïsme, afin qu’ils n’entravent pas les relations à autrui et le sentiment d’approbation des autres.

Le système philosophique smithien repose donc sur une approche vertueuse de la sympathie comme fondement de la société qui permet « la modération et la régulation des passions, indispensables à la bonne entente entre les hommes ». La modération des passions et de l’amour de soi sont en effet des conditions nécessaires à l’harmonie sociale qui, selon Smith, dépend avant tout de la vertu de la maîtrise de soi, indispensable au mécanisme sympathique.

En conclusion, la vision moderne de l’empathie est plus restrictive que la sympathie et moins à même de faire avancer la réflexion sur la moralité et l’harmonie sociale. La différence entre ces deux concepts est souvent mal comprise et seul un retour à leurs origines philosophiques permet d’en éclaircir les contours. Il semblerait que nous ayons perdu des dimensions – morales et philosophiques – dans ce passage de la sympathie à l’empathie.

L’absence du « spectateur impartial » dans l’acception actuelle de l’empathie lui donne un caractère très égocentré, dans la mesure où la compréhension et le ressenti de l’autre ne passent que par soi. Or pourquoi prôner les vertus de l’empathie comme remède aux maux de la société alors qu’elle ne conduit pas nécessairement à la moralité ?

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