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Expliquer pour comprendre

Terrorisme : quelle place pour l’explication sociologique ?

« Suburban Spelunking ». Steve Jurvetson/Flickr, CC BY

En ce début d’année 2016 où le souvenir de l’attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo ravive celui de ceux qui l’ont précédé et qui l’ont suivi, sauf à céder à la tentation de déshumaniser les terroristes alors qu’à l’évidence, ce sont des individus « normaux », au pire des petits délinquants, se pose toujours avec acuité la question des causes de ce qu’il est convenu d’appeler la radicalisation, le choix de la violence porté par l’adhésion à une idéologie extrémiste remettant en cause l’ordre existant, en l’occurrence l’islamisme radical.

L’explication sociologique contre le sociologisme

Et à ce propos, quelle place faire à l’explication sociologique ? Identifiée à un sociologisme qui fait des comportements individuels et collectifs le produit des déterminismes sociaux, elle ne serait capable que d’invoquer des causes sociales comme la pauvreté, le chômage, lesquelles s’appliquant à une population très faible et socialement hétérogène, ne peuvent avoir aucune valeur explicative. En revanche, la jeunesse de la population qui se radicalise plaide assez bien en faveur d’une révolte générationnelle, d’une crise d’identité, liée à une adolescence prolongée parfois bien au-delà de la majorité, et trouvant comme forme d’expression la haine idéologique que propose l’islamisme radical.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur cette analyse partagée par beaucoup de spécialistes (islamologues, politologues, psychologues, psychanalystes) et même d’hommes politiques, mais de rappeler que le sociologisme est plus présent dans l’esprit des non-sociologues que dans celui sociologues. Preuve en est qu’aucun des sociologues qui sont intervenus jusqu’à présent sur la radicalisation et le terrorisme n’ont tenu le discours globalisant qui leur est attribué. Loin d’avoir une vision déterministe des comportements, ils cherchent à l’inverse de retrouver le sens que les individus donnent à ce qu’ils vivent et à ce qu’ils font, lequel passe par la connaissance du contexte social qui est le leur.

Étudier les voies vers le fanatisme

De ce fait, les sociologues ont beaucoup à dire, et même probablement plus que les psychologues. D’abord en s’interrogeant, comme Gérald Bronner, dans une perspective de sociologie cognitive, de façon plus générale sur ce qui peut conduire des hommes ‘ordinaires’ à devenir des fanatiques. Les études empiriques montrent que ceux qui adhèrent à des formes de pensée extrême ont des caractéristiques sociales et psychologiques très diverses, qu’ils ne sont ni fous, ni irrationnels, ni stupides, ni immoraux et que, si les contextes sociaux peuvent être plus ou moins favorables, rien ne les prédisposait particulièrement à faire ce choix.

En revanche, il est possible d’identifier des voies d’accès au fanatisme : une adhésion qui se fait par petites étapes, l’enfermement dans un groupe de croyants fanatisés, une expérience sociale marquée par la frustration ainsi que l’humiliation et un besoin de reconnaissance et d’affirmation de soi, une révélation qui donne sens à leur vie. Cette analyse n’épuise pas la complexité du phénomène qui conserve encore des aspects mystérieux. Mais elle permet de chercher par quels moyens il est possible, si ce n’est de déradicaliser des individus, au moins d’empêcher qu’ils se radicalisent.

Enquêter sur la radicalisation

Ensuite, et c’est complémentaire, en procédant, comme Farhad Khosrokhavar, à des enquêtes sur les jeunes qui se radicalisent. Cela permet de mettre en évidence les profils ainsi que les parcours des djihadistes et de distinguer deux groupes.

D’un côté celui de la deuxième génération d’immigrés, jeunes vivant dans des cités de banlieues ou des centres-ville paupérisés, qui se sentent discriminés et exclus, même lorsque quelques perspectives s’ouvrent à eux, et qui se radicalisent progressivement à travers la fréquentation des sites Internet, la rencontre de mentors en prison ou ailleurs, le départ pour un pays où combattre.

De l’autre des convertis venus des classes moyennes, en rupture avec leurs familles et en recherche d’identité, qui trouvent dans la mise en cause de l’ordre établi, dans la compassion avec ceux qui souffrent, dans la dénonciation des inégalités et des discriminations, la possibilité d’exister par eux-mêmes.

Comprendre l’attraction de l’islamisme radical

Reste à comprendre et, c’est un dernier élément sur lequel la sociologie a aussi quelque chose à apporter, la force de conviction de l’islamisme radical fort bien mise en évidence par Gilles Kepel. Elle ne tient pas seulement à une utilisation efficace des possibilités qu’offre Internet, mais de façon plus décisive à celle des failles des sociétés contemporaines.

Si les sociétés démocratiques ne sont pas plus inégalitaires et, parfois même moins, que les sociétés qui les ont précédées, elles sont en revanche habitées par la passion de l’égalité avec pour effet d’une part l’affaiblissement des liens sociaux qui laissent les individus livrés à eux-mêmes, de l’autre la contradiction entre les principes affichés et la réalité. D’où le développement d’un sentiment d’injustice vécue ou perçue que, dans un contexte de remise en cause de l’État-providence sur fond de mondialisation, rien ne vient vraiment contrecarrer : ni un quelconque « opium du peuple », ni un projet politique mobilisateur.

On ne s’étonnera donc pas qu’un discours qui dénonce les injustices, qui divise le monde en bons et méchants, qui offre une possibilité de rédemption ou de réalisation de soi à travers le combat contre ceux qui disent défendre le bien et font le mal, puisse revêtir une certaine légitimité même aux yeux de ceux qui n’emprunteront jamais une des voies d’accès à la radicalisation.

Donner à penser aux politiques

Plutôt que de rejeter au nom du sociologisme toute explication sociologique et de soupçonner les sociologues de fournir des justifications à l’injustifiable, nos politiques feraient bien de réfléchir à la portée de leurs choix et la manière d’affaiblir ce discours. Alors qu’il nous faut de toute urgence chercher à rapprocher nos principes de nos actes, proposer un projet de société dans lequel se retrouve l’ensemble de nos concitoyens, trouver des formes de laïcité non discriminantes, mais qui ne favorisent pas la rupture avec le monde environnant, la mesure à portée essentiellement symbolique qu’est la déchéance de la nationalité contredit une fois plus le principe de l’égalité et vient renforcer la légitimité du discours qu’il faut discréditer.

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