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Umberto Eco au paradis des bibliothèques

Umberto Eco auf dem Blauen Sofa. Das Blaue Sofa / Club Bertelsmann / Flickr, CC BY

Nous sommes très nombreux à être affligés par la disparition d’Umberto Eco. Livres Hebdo lance un « Ciao Umberto Eco ! » « Lire Umberto Eco fait toujours du bien ! » titre Jean-Michel Zakhartchouk sur son blog. Le journal Le Monde cite son apologie du journalisme critique, et le présente comme « le plus lettré des rêveurs ».

Tout le monde salue son érudition, son humour, son alacrité. Nous restons sous le charme de sa verve italianisme, de sa rondeur joviale joliment exprimée dans ses réponses au questionnaire de Proust cuisiné par le maître Bernard Pivot.

Par contre sa relation fusionnelle avec les bibliothèques est moins mise en exergue alors qu’elle nous semble cardinale dans sa réflexion. Umberto Eco, expert en théorie du complot mais aussi bibliothécaire in petto, expose cette conjuration. « Si Dieu existait, il serait une bibliothèque » affirmait-il.

Dans une conférence donnée à Milan le 10 mars 1981 pour le 25e anniversaire de l’installation de la bibliothèque communale dans le palais Sormani, publiée sous le titre De Bibliotheca, il déclare « La bibliothèque doit avant tout être un immense cauchemar… »

Umberto Eco dans sa bibliothèque personnelle.

Borgès et Aristote

Il récidive dans Le Nom de la Rose (Grasset, 1982). Il décrit avec malice une bibliothèque cauchemardesque qui tue pour conserver ses livres les plus rares. Jorge Luis Borgès et Aristote sont les référents de ce polar médiéval. La Bibliothèque, labyrinthe physique et métaphysique, extermine tous les contrevenants à sa Règle. Le roman a fait l’objet d’une adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud en 1986, laquelle amplifie encore son statut de best-seller mondial. Le miracle d’un casting et d’une scénographie inspirés – Sean Connery en Guillaume de Baskerville, Christian Slater en Adso de Melk tenté par la flamboyance du désir amoureux incarnée par Valentina Vargas en jeune paysanne ou Lucien Bodard en cardinal-légat du pape- concrétise l’imaginaire du lecteur et pousse le spectateur à la lecture. Les deux œuvres se complètent, se valorisent et présentent un kaléidoscope des facettes et des fantasmes engendrés par le mythe de la bibliothèque encyclopédique.

Umberto Eco à Apostrophes pour la sortie du Nom de la Rose.

Cela finit (ou cela continue) en un incendie grandiose. Allusion au Buisson ardent qui brûle sans jamais se consumer et par lequel Yahvé se révèle à Moïse ? Allusion à l’incendie de la bibliothèque universelle d’Alexandrie s’imposant comme une « scène primitive », une scène originelle traumatisante au sens freudien, marquant l’inconscient collectif des bibliothèques et des bibliothécaires et les écartelant à perpétuité entre les missions de conservation, de protection et de diffusion et d’accès universel aux collections qu’ils constituent ? Parabole de la genèse éruptive de tout savoir, de la fièvre créatrice ? Annonce prémonitoire d’un autodafé généralisé de la culture classique fomenté par la société de l’information immédiate et narrative ?

L’alchimie de la rencontre du sémioticien Eco et du cinéaste Annaud fabrique une espèce de pierre philosophale – réputée transformer un métal vil en métal précieux – où l’utopie, et non le verbe, se ferait chair.

Extrait du film de JJ Annaud.

On ne peut s’empêcher d’établir la relation avec Fahrenheit 451, roman de Ray Bradbury, (Ballantine books, 1953, Denoël, 1955), dystopie, à l’opposé de l’utopie, elle présente un monde cauchemardesque et détestable. Le livre y est un objet de haine sociétale car il perturbe l’anesthésie produite par la culture de masse. Là encore l’adaptation cinématographique de François Truffaut en 1966 avec Oskar Werner en pompier, Guy Montag et Julie Christie en Clarisse et Linda Montag, illustre magnifiquement le roman.

L’errance créative, Graal du chercheur ?

Plus profond encore, Umberto Eco dévoile le complot de la classification. Elle représente l’ordre de la bibliothèque et l’ordre pour la bibliothèque, et parfois le désordre voire le désarroi, pour le lecteur. Elle organise les connaissances et les enferme en même temps, les empêchant de communiquer entre elles. Les collections des bibliothèques se constituent entre la classification, organisation intellectuelle des connaissances présentant une vision du monde, et le classement, rangement des documents sur les rayonnages pour optimiser l’espace.

L’utilisateur doit apprendre à chercher, puis à trouver, sans l’aide ou la médiation d’un bibliothécaire. La navigation entre les travées de la bibliothèque, en magasin ou libre accès, comme sur le web apparaît comme le mode d’accès aux connaissances le plus facile et le plus intuitif. L’utopie serait donc de vouloir inventer une classification universelle à l’usage de tous. La réalité et le Graal seraient donc l’errance créative, la sérendipité, quelles qu’en soient les modalités pratiques.

L’ultime complot dénoncé mezza voce par Umberto Eco serait donc celui de Google et consorts. Il en exorcise les ramifications par la cérémonie laïque de ses obsèques. J’espère que ce bref papier en est l’humble écho.

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