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Viol : les séries TV peuvent avoir un impact sur les comportements et les normes sociales

csi las vegas csiluva. csiluva, CC BY-ND

Une récente étude, menée par la Washington University et publiée dans Journal of Public Health, s’interroge sur l’impact de certaines séries télévisées – les franchises Law & Order, CSI et NCIS – sur les représentations et les intentions comportementales d’étudiants de première année d’université concernant les notions de viol, de consentement sexuel et de refus de relations sexuelles sans consentement préalable.

Si les résultats sont très parcellaires concernant NCIS et ses séries dérivées, l’article se concentre essentiellement sur les différentes séries Law & Order (en français New York Police Judiciaire, New York Unité Spéciale et New York Section criminelle) et CSI (Les Experts, Les Experts Miami et Les Experts Manhattan). Cependant, il est à noter que ces séries ne sont pas traitées à égalité (malgré ce qui est annoncé) et que l’étude met clairement à part New York Unité Spéciale, qui est comparée à la franchise des Experts en bloc.

L’influence des Experts et de New York Police Judiciaire

La principale conclusion de cette étude est une influence contrastée des séries Law & Order et des séries CSI sur les étudiants : les unes ont des effets plutôt positifs quand les secondes sont plutôt néfastes sur la question du consentement. Les séries Law & Order ont ainsi contribué à amoindrir, chez les étudiants interrogés, l’acceptation des mythes sur le viol et à augmenter les intentions déclarées à adhérer à l’expression du consentement de leur partenaire et à refuser de participer à une relation sexuelle non consentie par ce(tte) dernier(ère). Si le fait de regarder les séries de la franchise CSI n’a pas eu d’influence sur la question de l’adhésion ou non aux mythes sur le viol, leurs téléspectateurs ont cependant exprimé une moindre intention de chercher le consentement de leur partenaire et d’adhérer à l’expression de son consentement.

L’étude émet un certain nombre d’hypothèses pour expliquer la différence entre ces deux groupes de séries (alors que les études précédentes, qui portaient sur les séries policières en général, avaient montré uniquement des effets positifs sur les téléspectateurs). Le premier faisceau d’explications vient de la représentation des contextes des viols : Les Experts tend à montrer des viols de femmes peu précautionneuses (abandonnant leur verre sans surveillance lors d’une soirée ou laissant leur fenêtre ouverte la nuit) et ainsi à reproduire des schémas sexistes traditionnels, tandis que Law & Order (et notamment New York Unité Spéciale), en poursuivant devant la justice des violeurs de prostituées par exemple, affirme que le statut de la victime n’a pas d’effet sur la définition d’un viol. Cela explique, en partie, le fait que la franchise CSI ne discute pas les mythes sur le viol.

Law and Order SVU. Daniel P. Fleming -- Own work, CC BY-SA

Un autre faisceau d’explications tient à la structure même des séries : la franchise CSI prend fin quand les enquêteurs ont réuni toutes les preuves et que l’accusé est mis en examen. Pour les auteurs de l’étude, le fait que les séries Law & Order soient mi-policières, mi-judiciaires permet de montrer la punition du coupable et elles auraient, de fait, une valeur plus exemplaire que les deux autres franchises.

Si les conclusions statistiques dessinées dans cette étude permettent de nuancer les conclusions d’études précédentes, l’analyse des raisons de la supériorité des séries de la franchise Law & Order est moins convaincante. L’impression générale qui se dégage de la lecture de l’article est une connaissance des séries qui semble plutôt de deuxième main et construite à partir d’études essentiellement fondées sur de l’analyse de contenu. Or, plus que les informations présentes dans les épisodes, il me semble que ce sont des différences fondamentales dans les stratégies discursives et l’économie narrative des séries qui peuvent expliquer la différence d’impact entre ces deux ensembles de séries télévisées.

L’« effet-personnage » de New York Unité Spéciale

La première hypothèse que l’on peut faire est celle de l’ « effet-personnage » : dans les séries de la franchise CSI, il n’y pas réellement d’interaction entre les affaires et les enquêteurs. Si parfois, dans Les Experts, le suspect ou la victime peut avoir un vague lien avec, par exemple, la vie antérieure de Catherine Willows (qui était strip-teaseuse à Vegas pour payer ses études de médecine légale) ou sa famille (son père est un influent propriétaire de casinos) et que les choses sont un peu plus complexes dans Les Experts Manhattan, la narration ne développe pas réellement les sentiments des enquêteurs à l’égard de l’enquête et de ses éléments.

Or, ce point est central dans la franchise Law & Order, et tout particulièrement dans New York Unité Spéciale : cet effet est évident si l’on pense à Olivia Benson, enfant issue d’un viol et qui a subi elle-même plusieurs agressions sexuelles lors de ses enquêtes. Il l’est aussi pour Elliot Stabler, qui non seulement se sent, en tant que père, une obligation extrêmement grande de défendre les enfants molestés, mais encore exprime parfois la difficulté à contenir sa colère ou son énervement en tant que parent face à certains comportements exaspérants de ses propres enfants. Dans ces moments de doute, il montre que la frontière peut être mince entre lui et certains accusés : l’agresseur n’est pas forcément un monstre, mais parfois juste un être normal qui craque.

De même, alors que CSI comprend parfois des « méchants » récurrents, l’aspect feuilletonesque de Law & Order est plutôt assumé par des affaires qui hantent, parfois à plusieurs saisons de distance, les policiers ou les procureurs. Ce que montrent ces rapides exemples, c’est que là où les personnages de CSI et ses dérivés sont des héros inflexibles, ceux de la franchise Law & Order sont des êtres humains avant tout. Cela a sans aucun doute un impact sur la façon dont les discours tenus par la série sont reçus et surtout, cela a logiquement une influence sur la nature même des discours.

La question obsédante du viol

En effet, un des points majeurs de New York Unité Spéciale est la réaffirmation incessante de ce qui devient un dogme de la série : la victime d’un viol n’a jamais mérité d’être agressée, il n’y a jamais de circonstances atténuantes pour le violeur ; dans tous les cas, un viol est un crime. Ce dogme est plus facilement mis en musique dans cette série car, contrairement à CSI, la victime est dans la majorité des cas encore vivante. Il y a donc une mise en scène des sentiments de la victime et de ses difficultés face aux différentes étapes du travail de la police (interrogatoire, identification de l’accusé, confrontation avec lui…).

Dans CSI, la plupart du temps, la victime est réduite à un corps qui est le support des preuves à prélever (la scène de la nécessité à accompagner moralement ou psychologiquement la victime lors de l’administration du kit de viol est ainsi un motif de New York Unité Spéciale, et est quasiment absente de toutes les séries de la franchise CSI). D’ailleurs, il me semble que c’est même ce point, plus que le fait que la série montrerait toujours la punition du coupable, qui puisse expliquer la différence d’impact entre les deux ensembles de séries.

En effet, cette affirmation semble reposer davantage sur un présupposé concernant la franchise Law & Order que sur une réelle connaissance des séries : les téléspectateurs réguliers savent bien que cela est plus subtil et compliqué. Il n’y a pas toujours d’inculpation (la partie judiciaire est alors souvent consacrée à des discussions sur la solidité des preuves et la possibilité d’avoir un dossier suffisamment fort pour mener à une condamnation face à un jury) ; le procureur peut décider de poursuivre et le jury finalement exprimer un doute raisonnable ou innocenter l’accusé ; évidemment, l’accusation peut aussi être victorieuse et l’accusé être déclaré coupable.

Mais l’enjeu de la série n’est pas là – alors que l’enjeu de CSI est bien la découverte du coupable à travers le travail de la police scientifique – et il arrive même que la fin de l’épisode ne donne pas le verdict, mais s’arrête au milieu de la phrase du président du jury, avant que les mots « guilty » ou « not guilty » ne soient prononcés. Ce que permet la partie judiciaire de la série, plus que de montrer la punition du coupable – dont la valeur exemplaire peut d’ailleurs être mise en question : l’application de la peine de mort semble ainsi avoir un effet limité sur la criminalité –, c’est de mettre en scène des discours contradictoires, de construire en actes la définition de ce que sont un crime sexuel, une situation de maltraitance, un acte homophobe, etc. C’est cette partie judiciaire qui, justement, a souvent été citée dans les études sur l’acculturation juridique permise par les séries télévisées. Et c’est sans doute la tension entre d’une part, le traumatisme de la victime dans la partie policière, et d’autre part, lors de la partie judiciaire, la position de la victime et la construction à travers les débats du fait que les actes commis sont du point de vue de la loi des crimes, qui a un impact sur la conscience des téléspectateurs.

Utiliser les séries pour des campagnes de sensibilisation

À ce titre, il n’est pas étonnant que New York Unité Spéciale ait été associée, sur la chaîne USA Network qui rediffuse largement la série, à une campagne « No more excuses » lors du mois de la prévention et de la sensibilisation aux agressions sexuelles en avril 2015 : un marathon de la série a été diffusé, accompagné de spots montés à partir d’extraits d’épisodes commentés par les acteurs principaux. Des spots plus courts sont toujours diffusés à ce jour lors des diffusions hebdomadaires de la série sur USA Network, hors de toute campagne coordonnée nationalement.

Cet engagement de la production de la série dans une cause générale n’est pas étonnant si l’on considère que son showrunner est une des chevilles ouvrières du Norman Lear Center, l’une des plus grosses institutions d’entertainment-education aux États-Unis. L’entertainment-education est un ensemble de pratiques consistant à utiliser les formes de divertissement populaire (séries télévisées, bandes dessinées, chanson, etc.) pour diffuser plus largement auprès du public des messages de santé publique ou d’intérêt général. Ainsi, la boucle est bouclée : il n’est guère étonnant que, parmi toutes les séries, New York Unité Spéciale soit la plus efficace à influencer des étudiants dans un sens positif. Elle a même sans doute été pensée en partie pour sensibiliser à ces problématiques et cette étude démontre la réalité de cet effet, au moins sur une population donnée.

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