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« Wicked problem » ! La pandémie oblige à repenser l’action publique

Admettre qu'on ne sait pas, étape décisive dans la gestion de la crise sanitaire. Jean-Claude Coutausse / POOL / AFP

« Wicked problem » ! Le qualificatif est approprié pour décrire la situation actuellement générée par l’épidémie de Covid-19. En recherche en management public, on caractérise un wicked problem (traduit « problème pernicieux ») lorsqu’on fait face à une situation :

  • pour laquelle on manque des savoirs nécessaires pour l’aborder, d’où une incertitude prolongée (voire définitive) sur le problème à traiter et les solutions possibles ;

  • dans laquelle de multiples acteurs sont concernés et ont des visions divergentes sur la nature du problème, d’où une imprévisibilité sur les stratégies que chacun adoptera ;

  • qui oblige à un traitement « transversal » bousculant les domaines réservés et divisions institutionnelles qui organisent traditionnellement l’action publique, d’où une incertitude et imprévisibilité sur les règles et les processus pour traiter du problème.

Si tous les problèmes ne sont pas pernicieux, les travaux sur ce sujet ont permis d’identifier que ceux-ci constituaient l’essentiel des problèmes publics. Ainsi, le changement climatique, la pauvreté, les migrations sont souvent cités comme exemples de problèmes pernicieux. Cela attire notre attention sur ce qu’il y a de nouveau avec cette crise du Covid-19.

C’est officiel, nous ne savons rien

Ce n’est pas tant la confrontation de nos autorités publiques à un problème particulièrement complexe, mais plutôt le fait que l’impact économique et social inédit de l’épidémie sur nos vies impose à l’action publique de rendre visible et explicite ce qui est son fonctionnement habituel : agir dans l’incertitude et l’imprévisibilité inhérentes aux problèmes qu’elle traite, plutôt que de les maîtriser.

Les discours présidentiels récents sont un marqueur significatif de cette mise en visibilité.

Discours du 12 mars 2020 :

« Nous avons en France les meilleurs virologues, les meilleurs épidémiologistes […] que nous avons écoutés, comme nous le faisons depuis le premier jour. Tous nous ont dit que, malgré nos efforts pour le freiner, le virus continue de se propager et est en train de s’accélérer. Nous le savions, nous le redoutions. »

Discours du 13 avril 2020 :

« Quand pourrons-nous renouer avec la vie d’avant ? Je sais vos questionnements, je les partage. Ils sont légitimes. J’aimerais tellement pouvoir tout vous dire et vous répondre sur chacune de ces questions. Mais en toute franchise, en toute humilité, nous n’avons pas de réponse définitive à cela. »

Entre les deux discours, ce ne sont pas les conditions dans lesquelles l’action publique s’exerce qui ont changé, mais le fait que l’incertitude soit admise publiquement par les autorités.

Le 12 mars, on montre que l’on consulte, que l’on écoute, mais fondamentalement, on sait. L’incertitude et l’imprévisible ont peu de place dans le discours.

Allocution présidentielle du 13 avril 2020. Franck Fife/AFP

Le 13 avril, il est devenu possible (peut-être obligatoire) d’admettre qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas prévoir et que c’est dans ces conditions que l’on décide. Rien n’a changé sur le fond, mais tout a changé sur ce qu’il est acceptable de dire sur l’action publique.

Ce moment où l’on voit mieux apparaître les ressorts de l’action publique est l’occasion de souligner son défi organisationnel lorsqu’elle traite de problème pernicieux.

Une interdépendance visible des acteurs

Dans les recherches en management public, le fait de se confronter à un wicked problem est le déclencheur d’un profond changement de fonctionnement de l’action publique. D’un fonctionnement dit en « gouvernement » (c’est-à-dire une action publique fondée sur un lien hiérarchique descendant entre une « tête pensante » politique et un « corps exécutant » administratif), on passe à « gouvernance de réseaux ».

En effet, la complexité et les interdépendances des problèmes traités génèrent des interactions intenses et nécessaires entre les acteurs impliqués. C’est ce qui amène à une action publique à travers des « schémas plus ou moins stables de relations entre acteurs mutuellement dépendants, qui se rassemblent sur un problème, un programme, des ressources, et qui émergent, sont soutenus et évoluent à travers une série d’interactions. »

Le fonctionnement administratif classique en « gouvernement » continue bien entendu d’exister, mais il s’insère dans des écosystèmes d’acteurs (publics, mais aussi privés et sociétaux) et dans des schémas de relations de consultation et de délibération (et non uniquement hiérarchiques). C’est aujourd’hui cet ensemble hétéroclite et peu régulé qui constitue l’action publique.

Par exemple, sur le cas du Covid-19, il serait aujourd’hui peu compréhensible que des autorités publiques prennent leur décision sans consulter d’autres acteurs que ceux strictement politiques ou administratifs.

L’action publique de type « gouvernement » est bien présente (et s’exerce par des décisions prises par l’exécutif et relayées par l’appareil administratif) mais elle ne peut se légitimer sans présenter publiquement son insertion dans une « gouvernance de réseaux », c’est-à-dire dans ces circuits de consultation avec des acteurs privés et sociétaux (sur la santé, sur l’économie, etc.).

Reconnaître l’incertitude

Néanmoins, cette analyse de la crise du Covid au prisme de la notion de wicked problem doit attirer notre attention sur deux problèmes que cela révèle pour l’action publique et sur les pistes de solution qui pourraient y répondre.

Tout d’abord, la gouvernance de réseaux n’est malheureusement pas une solution mais plutôt un problème organisationnel, car elle n’est pas « autogouvernée ». Elle met en place la nécessité de consulter, de fonctionner en réseaux avec des acteurs multiples et sans lien hiérarchiques entre eux, mais elle ne donne pas le mode d’emploi pour cela.

En ce sens, la crise fait apparaître publiquement et brutalement ce qui est le défi de gestion rencontrée sur toute action publique contemporaine : organiser concrètement des circuits de décision qui répondent à la fois à une nécessité de mobilisation et de consultation d’une multiplicité d’acteurs (de statuts variables et pas toujours officiels), mais en répondant toujours à l’exigence démocratique de traçabilité et de responsabilité sur les décisions publiques qui sont prises.

Ensuite, on voit aujourd’hui que les autorités publiques se sentent autorisées, ou ne se sentent pas d’autre choix, que de dire l’incertitude et l’imprévisibilité dans laquelle elles prennent leurs décisions. Ici aussi, il y a peut-être une leçon essentielle à tirer, cette fois-ci pour chacun de nous.

Sur d’autres problèmes publics que nous rencontrons (les inégalités de santé, la prise en charge de la vieillesse, la confrontation au changement climatique, les migrations, etc.) l’incertitude sur les solutions à adopter, leur capacité à répondre aux enjeux et la manière dont il faudrait les déployer ne sont pas moindres que sur la crise du Covid-19, mais les autorités publiques s’autorisent rarement à le dire aussi frontalement qu’elles le font aujourd’hui !

Cette crise peut donc être l’occasion d’adopter un rapport différent à l’incertitude et l’imprévisibilité dans laquelle l’action publique s’exerce : à la reconnaître et à la dire publiquement, de manière à mieux l’intégrer à nos plans d’action.

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