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À Paris, les personnes sans domicile et en situation de handicap exclues de l’urgence sociale ?

Andrian, photographié le 25 février par Benjamin Laurent (Parolox), pour la FIRAH dans le cadre de la recherche « Handicap et grande précarité ».

En 2002, j’étais travailleur social au SAMU social de Paris. Lors d’une maraude, j’ai croisé un homme sans-abri dormant sur le trottoir, attaché à son fauteuil roulant pour ne pas se le faire voler. Bien qu’il accepte la proposition d’hébergement, la régulation du 115 interdit la prise en charge des personnes à mobilité réduite, car le véhicule n’était pas adapté ni assuré. Face à cet homme, j’ai alors ressenti toute la détresse et la souffrance d’une personne sans-abri qui incarnait « l’exclu parmi les exclus », selon la fameuse expression consacrée par l’urgence sociale.

Lorsque la FIRAH lance en 2018 un appel à projets de recherche « Handicap et grande précarité », une équipe de recherche se crée pour mesurer si les déficiences motrices et/ou sensorielles sont des freins à l’accès aux dispositifs pour les personnes sans-abri. Ce texte restitue la première partie de cette recherche qui s’est construite sur le parcours de 30 personnes sans-abri interrogées, qui présentaient des déficiences motrices et/ou sensorielles et fréquentaient l’urgence sociale. Les résultats présentés fondent l’existence d’un processus de non-recours. D’autres étapes de la recherche ont précisé les raisons précises et les solutions possibles, sans que nous les reprenions ici.

Le processus de non-recours

Philippe Varin définit le processus de non-recours qui concerne « toute personne qui ne reçoit pas – quelle qu’en soit la raison – une prestation ou un service auquel elle pourrait prétendre ». Le même auteur propose quatre formes de non-recours :

  • La non-connaissance quand l’offre n’est pas connue et ne peut donc pas être demandée.

  • La non-proposition quand l’offre n’est pas proposée.

  • La non-réception quand l’offre est connue, demandée, mais pas obtenue.

  • La non-demande quand l’offre est connue, mais abandonnée.

Le résultat est qu’une population pourtant éligible et même prioritaire n’est plus aidée : il s’agit alors d’une forme d’exclusion dans l’exclusion, comme c’était le cas pour la personne rencontrée dans la rue en 2002. À terme, la personne refuse de se faire aider, en revendiquant son choix alors que cette décision est totalement prescrite institutionnellement par l’inadaptation des réponses à ses questions et besoins.

Personnes sans-abri et handicap

Nous avons retenu la définition suivante, selon le rapport de la Conférence de consensus « Sortir de la rue », de décembre 2007 :

« Est qualifiée de “sans-abri” une personne privée de “chez-soi”. Un “chez-soi” ne se limite pas seulement à un statut juridique et une forme matérielle (des murs, une maison au sens classique du terme), mais renvoie à tout ce que permet “un logis”, à la garantie sociale et personnelle qu’il octroie. »

Étrangement, l’intérêt scientifique ou journalistique est très faible pour les personnes sans-abri confrontées à des déficiences physiques et/ou sensorielles, contrairement par exemple aux troubles psychiques dont 30 % des personnes sans-abri en souffriraient.

Proposons quelques définitions des déficiences qui nous intéressent :

  • La déficience motrice recouvre l’ensemble des troubles pouvant entraîner une atteinte partielle ou totale de la motricité, notamment des membres supérieurs et/ou inférieurs.

  • Une déficience sensorielle est l’atteinte d’un ou plusieurs sens : vision, ouïe, goût, odorat et/ou toucher.

Ces déficiences sont généralement considérées comme des handicaps qui placent la personne concernée face à ses propres limitations individuelles. En revanche, pour les scientifiques qui se revendiquent des « disabilities studies » (études des handicaps), le handicap n’existe pas individuellement, car il résulte d’empêchements qui sont les conséquences sociales, non plus de la déficience, mais d’un environnement inaccessible et discriminant.

C’est ainsi que notre étude visait à mesurer si l’inadaptation des dispositifs de l’urgence sociale créait des situations de handicap, situées dans le parcours des personnes sans-abris qui les utilisent.

Des bénéficiaires du secteur AHI

Nous sommes allés à la rencontre de 30 personnes sans-abris, dans l’année 2021, au cœur de la crise sanitaire du Covid : 20 présentent une déficience motrice, 7 sont atteints d’une déficience sensorielle et 3 ont à la fois une déficience motrice et une déficience sensorielle : 15 présentent une grande difficulté à marcher, 5 sont dans une situation de cécité partielle (non-voyant d’un œil), 4 présentent une incapacité totale à la marche et utilisent un fauteuil, 4 rencontrent des difficultés à se déplacer, 2 sont dans une situation de cécité totale, 1 se trouve dans un état de malvoyance avancée (cécité d’un œil, mal voyant de l’autre), 1 est sourd, 1 n’a qu’une seule main valide et 1 a une perte d’audition d’une oreille. L’âge médian du groupe de personnes que nous avons interrogé se situe environ à la cinquantaine et 20 des enquêtés ont plus de 46 ans.

Le point commun de ces personnes sans-abris, en dehors de leurs déficiences, et de fréquenter le secteur AHI qui est chargé de la prise en charge et de l’accompagnement des personnes sans-abris :

« Il s’agit des dispositifs d’accueil, d’hébergement et d’insertion, soit l’AHI. La circulaire du 18 octobre 2004 définit ainsi les quatre sous-ensembles de l’AHI : 1° le dispositif d’accueil d’urgence (les centres d’hébergement d’urgence, le 115, les équipes mobiles de type SAMU social, les centres d’accueil de jour ou de nuit sans hébergement) ; 2° les CHRS ; 3° les maisons-relais, qualifiées d’habitat alternatif ; 4° le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile. »

C’est ainsi que 11 personnes ont été contactées par le biais de centres de distribution alimentaire, 8 au sein de centres d’hébergement d’urgence, 6 dans des centres d’accueil de jour et 2 par l’intermédiaire d’équipes de distribution alimentaire ou de café dans l’espace public. 3 personnes ont été rencontrées grâce à des investigations dans l’espace public.

Les types d’usage des dispositifs de l’AHI

Dans cette partie de l’étude, nous n’avons pas cherché à comprendre les raisons des usages des dispositifs, mais les types de (non) recours, pour comprendre le parcours type. Nous avons ainsi distingué quatre catégories d’usage des dispositifs AHI (finalement, 29 entretiens ont été retenus), qui s’organisent de manière chronologique :

  • Un usage rare involontaire pour cinq personnes sans-abris qui constitue un non-recours massif, mais ponctuel, pour cause de non-connaissance des dispositifs, notamment dans le cadre d’un parcours migratoire récent.

  • Un usage régulier des dispositifs AHI pour sept personnes sans-abris qui ne constitue pas un non-recours, mais au contraire une priorisation au sein du secteur AHI, du fait de l’existence de déficiences motrices et/ou sensorielles.

  • Un usage partiel pour cinq personnes sans-abris qui constitue un non-recours modéré, mais progressif, pour cause de non-demande, dans le cadre d’une critique de plus en plus forte de la qualité de l’expérience biologique et sociale du handicap au sein du secteur AHI.

  • Un usage rare volontaire pour 12 personnes sans-abris qui constitue un non-recours généralisé, dans le cadre d’un refus de continuer à subir une expérience biologique et sociale du handicap au sein du secteur AHI, jugée négative.

Le fait d’avoir une déficience motrice et/ou sensorielle dans le secteur AHI a de très fortes probabilités de commencer par un non-recours massif qui se poursuit par une prise en charge prioritaire, qui se prolonge par une sortie progressive et un non-recours partiel, pour se terminer par une auto-exclusion du dispositif AHI.

Maryse, photographiée le 25 février par Benjamin Laurent (Parolox), pour la FIRAH dans le cadre de la recherche « Handicap et grande précarité ». CREDITS A VENIR, Author provided (no reuse)

Au terme de ce « parcours du non-recours », à la suite d’une expérience jugée négative, les personnes sans-abris concernées se trouvent finalement confrontées à une situation de handicap, créée par l’inadaptation des dispositifs.

Une absence d’accessibilité dramatique

Malgré une entrée priorisée, une fois que les dispositifs sont connus et utilisés, les « corps déficients » se heurtent à une expérience jugée in fine négative. Ce parcours se termine généralement par un rejet de l’urgence sociale, qui aboutit à une installation durable dans la rue et dans le non-recours.

Les raisons généralement évoquées sont une absence de prise en compte de la question des déficiences motrices et/ou sensorielles dans les dispositifs AHI. Cette dimension ne semble pas exister dans le référentiel de ces solutions proposées aux personnes sans-abris. Cette absence de prise en compte se traduit dans les équipements, mais aussi dans les accompagnements. Finalement, les personnes concernées sont placées en situation de handicap parce que les dispositifs ne pensent et n’organisent pas leur accessibilité, qui se définit par une liberté garantie de l’utilisation des espaces et des accompagnements, grâce à des outils adaptés aux déplacements, à l’usage et à la compréhension. Paradoxalement, l’entrée prioritaire dans l’hébergement d’urgence, à un moment donné au nom d’une déficience, se traduit par une très forte désillusion, quand la prise en charge n’intègre plus du tout cette dimension.

Les conséquences de cette absence d’accessibilité, qui favorise une installation durable dans la rue, sont dramatiques comme le démontre le scandale des « 659 décès recensés en 2019 de personnes ayant connu une période sans logement personnel, à un âge particulièrement jeune, 50 ans en moyenne ». Nous souhaitons que ces premiers résultats lèvent le voile sur un non-dit qui favorise un non-recours.

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