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Alain Finkielkraut nouvel académicien, le fragile bonheur de l’immortalité

Alain Finkielkraut à l'Académie Française le 28 janvier 2016. Jacques Demarthon/AFP

Alain Finkielkraut, né en France en 1949 dans une famille juive d’origine polonaise, écrivain, philosophe et essayiste français bien connu du grand public, auteur de nombreux ouvrages portant sur la culture, la politique ou la littérature, siége désormais Quai de Conti, au fauteuil numéro 21 de Félicien Marceau. Il a été élu le jeudi 10 avril à l’Académie française au premier tour par 16 voix sur 28, et reçu en séance solennelle sous la Coupole le jeudi 28 janvier 2016 par Pierre Nora.

Une critique féroce du « progressisme »

Son élection avait, on s’en souvient, donné lieu à de nombreux débats et même à d’intenses polémiques, non seulement dans les médias mais également au sein de la vénérable institution. Les Immortels s’étaient divisés en raison des prises de position politiques de l’intéressé : Finkielkraut était-il un « anticonformiste » ou un « réactionnaire » ? Si l’intéressé s’est toujours défendu avec véhémence d’être un « réac » ou même un « néo-réac », il ne s’en est pas moins toujours livré à une critique féroce de ce qu’il appelle lui-même le « progressisme ».

De fait, dans l’un de ses derniers ouvrages, L’identité malheureuse, paru en 2013, lequel a connu un réel succès populaire en librairie, le philosophe proclamait ironiquement : « le changement n’est plus ce qu’il était » : « le changement, expliquait-il en substance, n’est plus ce que nous faisons ou ce à quoi nous aspirons, le changement est ce qui nous arrive ».

Cours de philosophie avec Alain Finkielkraut invité par le professeur Michaël Foessel, École Polytechnique, 23 octobre 2014. Ecole polytechnique Université Paris-Saclay/Flickr, CC BY-SA

Ainsi, selon l’auteur de L’imparfait du présent, lui-même un ex-maoïste ayant participé au mouvement de Mai 1968, les « progressistes » d’aujourd’hui, les actuels « modernisateurs », ou encore les thuriféraires contemporains du « changement », qui sont le plus souvent des ex-révolutionnaires convertis en « réformateurs », ne seraient pas ce qu’ils prétendent être : des amis des hommes, de la liberté et de la culture. Ils sont plutôt des militants et des agents de l’avènement d’une « nouvelle humanité », c’est-à-dire de la destruction de la culture et de la dévastation du monde. Finkielkraut écrit dans son ouvrage, La seule exactitude, paru en 2015 :

On est à la fois con et snob, binaire et goguenard. On régresse avec un sourire en coin. On simplifie tout, en clignant de l’œil pour bien montrer qu’on n’est pas dupe. Et au bout du compte, rien ne subsiste, ni du passé ni du présent. Ne reste, en guise de réalité, qu’une dévastation narquoise.

Faire œuvre de culture

Dans un monde héraclitéen où tout est perpétuellement en devenir, en mouvement et en mutation, que peut-il subsister d’un passé pour lequel Finkielkraut a confessé à de nombreuses reprises sa plurielle « nostalgie » : que ce soit la nostalgie de L’École « républicaine » d’antan, la nostalgie de la « nation » française d’avant 1968, ou encore la nostalgie de « la vie juive d’Europe centrale » d’avant la Shoah ? N’est-ce pas là afficher un passéisme vain ? Peut-on construire une œuvre littéraire et intellectuelle sur une telle nostalgie ? Est-ce bien là faire œuvre de « culture » ? Et l’Académie française serait-elle, en définitive, conforme à sa caricature, celle qu’une certaine opinion goguenarde ou narquoise s’en forge parfois : le réceptacle des inquiétudes et des récriminations ringardes, rances et obsolètes de vieillards cacochymes confrontés à un monde qu’ils s’obstinent à ne plus vouloir comprendre ?

On se souvient pourtant de la définition de la « culture » par Hannah Arendt, cette philosophe américaine que Finkielkraut se plaît si souvent à citer et à commenter. Dans Condition de l’homme moderne elle écrit :

Nulle part la durabilité pure du monde des objets n’apparaît avec autant de clarté, nulle part, par conséquent, ce monde d’objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d’êtres mortels.

Ainsi, la « haute culture », cette « patrie immortelle » à l’éclat nonpareil, pourrait-elle être autre chose en son essence qu’une « résistance » à la fuite du temps, des choses et des êtres, l’expression d’un refus fondamental de l’être humain que « tout passe », ou encore un effort surhumain pour s’arracher au métabolisme de la nature qui engendre et détruit sans cesse de nouvelles créatures dans un cycle perpétuel d’où jamais rien ne subsiste, bref : une quête d’immortalité au sein même de ce monde habité par des mortels ?

Interroger le monde, sans relâche

Vue sous ce jour, on comprendrait alors peut-être un peu moins mal la « position » du nouvel académicien : non pas opposer au monde tel qu’il va une fin de non-recevoir, mais l’interroger et le questionner sans relâche au travers de livres, d’articles ou de débats publics et radiophoniques, afin d’instiller le doute dans l’esprit des hommes, afin qu’ils ne se laissent pas entraîner malgré eux dans un vaste « processus » historique qui risquerait de leur ôter toute espèce de liberté individuelle de conscience ou d’action.

Bien plus, dans Les origines du totalitarisme, la même Hannah Arendt nous a également appris que l’« essence » du totalitarisme consiste dans la tentative de mettre en mouvement simultanément toutes choses et toutes pensées, de sorte que plus rien ne puisse demeurer en l’état un seul instant :

Le mouvement totalitaire ne peut tenir que dans la mesure où il est capable de mobiliser la volonté de l’homme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de l’Histoire auquel le genre humain est censé servir de matériel et qui ne connaît ni naissance ni mort.

Tel serait alors en son fond l’enseignement de la philosophie dite « antitotalitaire », dont Finkielkraut a rappelé à maintes reprises qu’elle lui est venue à l’esprit (comme à quelques autres intellectuels, juifs ou non juifs, de sa génération) au lendemain de Mai 1968, une fois « dégrisé » de l’idéalisme révolutionnaire du « Juif imaginaire » – pour reprendre le titre de l’un de ses tout premiers livres : notre devoir est de résister non pas au changement en tant que tel, mais au volontarisme ou au militantisme du changement pour le changement.

Alain Finkieklkraut, sur « Le Juif imaginaire » en 1980.

Ajoutons ici que la découverte de l’ouvrage du philosophe Emmanuel Lévinas, Totalité et infini (un ouvrage paru en 1961, mais que Finkielkraut n’aurait lu qu’une bonne dizaine d’années plus tard), n’a pas peu compté également dans l’évolution intellectuelle de ce dernier depuis ses années de jeunesse militante, en lui instillant l’idée que face aux idéaux totalisants de l’Histoire – lesquels ne sont en réalité le plus souvent que des avatars de la théodicée chrétienne –, il est une pensée messianique inspirée du judaïsme qui permet d’arracher l’existence individuelle et singulière de chaque homme au « tribunal du monde » pour le rendre à la conscience de lui-même, c’est-à-dire du même coup à la conscience de sa responsabilité envers son prochain.

Quête de pérennité… ou d’immortalité

Mais que l’on ne s’y trompe cependant pas : la quête finkielkrautienne de l’immortalité ne doit en aucun cas être confondue ici avec la soif d’éternité. Si la première suppose en effet l’existence d’institutions culturelles, sociales et politiques, faites par et pour des hommes, qui ont pour rôle de traverser et structurer le temps de l’histoire humaine, la seconde tend vers un absolu qui transcenderait d’un seul coup et une fois pour toutes le temps du monde et des hommes.

On peut donc formuler l’hypothèse qu’en raison de son athéisme déclaré, Alain Finkielkraut n’espère nullement atteindre un jour une telle forme d’éternité métaphysique ou religieuse, mais seulement la « gloire » perdurable que confère la pérennité d’une œuvre intellectuelle et littéraire ciselée au fil du temps : c’est désormais chose faite avec son entrée sous la Coupole de l’Académie. Or un tel espoir, paradoxalement très proche de l’espérance chrétienne à laquelle s’était converti un de ses maîtres à penser, Charles Péguy, mais tout à fait distincte de l’inébranlable « foi » révolutionnaire des Modernes, ne peut procurer à celui qui s’en inspire qu’un bonheur incertain et fragile, car il n’est nullement exempt de l’inquiétude ou de l’angoisse devant un avenir qui demeure toujours foncièrement indéterminé.

On pourrait ainsi reprendre à propos de Finkielkraut les mots que celui-ci avait écrits dans Le mécontemporain au sujet de Charles Péguy, l’auteur de Notre patrie ou du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc :

Péguy vit dans l’angoisse de l’irréparable : l’auteur d’« Ève et de Clio » ne sait pas quel sera le visage de l’avenir ni à qui reviendra le mot de la fin. Le chrétien est ici incrédule, et le moderne, religieux : l’humanité du second s’élèvera demain jusqu’au point de vue où il est possible de contempler la totalité de ce qui est ; le Dieu du premier ne protège pas l’homme contre la liberté de défaire ce qui a été fait, d’abîmer ou de décréer le monde.

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