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Après 16 ans d’épopée intellectuelle, quel futur pour l’encyclopédie libre ?

Pernilla Rydmark/Flickr, CC BY-SA

Wikipédia a 16 ans. Ou plutôt, la première Wikipédia – celle en anglais – a été créée il y a 16 ans, bientôt suivie par plus de 280 autres, formant une constellation de sites reliés les uns aux autres écrits dans des langues diverses. La Wikipédia francophone a, elle, été fondée le 23 mars 2001. Forte d’une très active communauté française mais aussi suisse, belge, canadienne ou africaine, elle a rédigé 1 720 000 articles à un rythme stable depuis plusieurs années, soit plus de 10 000 nouveaux articles par mois. Le site, à la fois célèbre par lui-même et extrêmement bien référencé par Google, est ainsi devenu le recours systématique de la plupart des Français à la recherche d’une information – de la plus triviale à la plus rare et spécialisée.

Toutes les connaissances

Saraswati, déesse indienne de la connaissance et du savoir, peinture de Raja Ravi Varma. Wikipédia

Une des originalités du projet est de n’exclure par avance aucun champ de connaissance. À la différence des grandes encyclopédies papier, où la place est limitée, Wikipédia peut se permettre de traiter tous les sujets : y compris les moins légitimes culturellement ; y compris les sujets scientifiques, contribuant ainsi à faire évoluer la notion de « culture générale », encore hélas essentiellement littéraire en France. C’est la définition même d’une encyclopédie (rappelons que celles traditionnelles comptent environ 30 000 articles, écrits par des spécialistes mais souvent sans citer de sources, avec, dernièrement, des mises à jour effectuées par des salariés de l’éditeur) que la présence de Wikipédia a fait évoluer.

Les grands principes de fonctionnement de l’encyclopédie collaborative, eux, n’ont pas évolué. Les textes sont rédigés par toute personne qui le désire, sans qu’aucune restriction ne soit amenée aux bonnes volontés. Avec deux grandes conséquences : la première est que, comme dans toute encyclopédie, les contributeurs n’apportent pas de connaissances originales mais seulement une synthèse, un état de l’art, en citant des sources choisies avec soin. La seconde est que ces wikipédiens ne sont pas donc jugés sur qui ils sont mais sur ce qu’ils font. Toute action est par conséquent scrutée par tous les autres – tout étant transparent sur le site, avec la possibilité de tracer toute intervention et de revenir à la version précédente d’un simple clic.

Wikipédia est aussi une fascinante expérience humaine d’une communauté qui ne se donne pas de limite, qui s’est auto-organisée pour faire travailler ensemble – avec forcément les tiraillements et les couacs que cela implique – des milliers de personnes qui ne se connaissent pas. Les règles évoluent au fur et à mesure des besoins, sur vote de la communauté, afin d’être le plus efficace possible.

Wikipédia est ainsi devenu le symbole de nouvelles manières de faire ; partant, elle oblige différents corps de métier à faire évoluer leurs pratiques, voire à se réinventer. Les encyclopédies papier – déjà bien mal en point dans les années 1990 – ont rendu les armes. Musées et bibliothèques, voyant leurs confrères américains ouvrir leurs fonds, partager leur numérisation, encourager la prise de photos, sont amenés à se repositionner vis-à-vis de leur public. L’antique droit d’auteur est lui-même en tension quand des activités jugées légitimes par une très grande partie de la population se trouvent être illégales… car non prévues par les lois de l’avant-Internet, avec des ajustements souvent compliqués qui font grincer les dents des groupes d’intérêts qui ont à y perdre (voir à ce sujet les récents débats autour de la « liberté de panorama » en France).

Succès populaire et critiques acerbes

Le succès populaire n’était donc pas évident. À sa création, Wikipédia était un des multiples sites créés dans un monde de l’Internet encore nouveau et en pleine croissance : Google n’avait que trois ans, Facebook n’existait pas. Seuls 17 % des Français avaient accès à Internet. Ce n’est que quelques années plus tard – entre 2005 et 2007 – que Wikipédia a commencé à prendre de l’importance dans nos vies et à être le recours premier de toute recherche de culture générale.

Il n’a pas été facile pour Wikipédia de trouver sa place. Son mode de fonctionnement étonnait, voire n’était pas toujours bien compris. C’est à cette période que les critiques se font les plus dures. En 2007, un journaliste comme Pierre Assouline consacre à l’encyclopédie une série de billets de blog très critiques, avant de faire paraître un mémoire d’étudiants en journalisme, qu’il préface d’une plume acerbe.

En 2005, la revue Nature comparait Wikipédia à l’encyclopédie Britannica. Verdict : même niveau de fiabilité.

Ce type de critique est devenu plus compliqué à tenir quelques années plus tard : la société a largement évolué dans la seconde moitié des années 2000 vers une meilleure compréhension de Wikipédia. D’un côté, le projet a continué à approfondir les articles mis à disposition et à proposer de meilleures ressources ; de l’autre, le fonctionnement a été petit à petit mieux compris de ses détracteurs et, surtout, les avis ont bien été obligés de rejoindre l’expérience quotidienne du plus grand nombre : Wikipédia était utile et proposait les connaissances nécessaires à tous.

À partir de 2010, les plus grandes institutions culturelles françaises ont commencé à collaborer avec Wikimédia France, la structure nationale chargée de promouvoir Wikipédia et ses projets frères. La Bibliothèque nationale de France, puis des musées, petits et grands (du château de Versailles et du centre Pompidou aux musées de la Haute-Saône), des archives (de celles de Toulouse aux Archives nationales), le ministère de la Culture pour plusieurs projets (notamment autour de la francophonie et des langues de France), l’Éducation nationale (qui a agréé Wikimédia France comme association éducative complémentaire de l’enseignement public), etc.

Nous avons donc pu sortir lors de ces dernières années de la sempiternelle question « Wikipédia est-il fiable ? » pour approfondir des problématiques plus intéressantes. D’abord questionner la notion d’erreur, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Puis faire passer l’importance de la formation des esprits critiques, de l’apprentissage de la lecture critique d’un article, de la vérification des sources – de la faculté à juger un écrit (que ce soit Wikipédia ou pas) et à moduler sa confiance selon les résultats… Et l’usage que l’on va faire de l’information obtenue. L’éducation voit ainsi Wikipédia comme une porte d’entrée pratique pour former à l’usage des médias.

Quel avenir ?

Au cours de ces 16 années, Wikipédia n’était pas seul. Se sont développés, selon des méthodes de travail semblables, Wikimedia Commons et ses 30 millions d’images librement réutilisables ; Wikisource, bibliothèque numérique riche de millions de documents, et un wiktionnaire. Sans oublier Wikidata, qui est sans doute le projet le plus prometteur. Dans un monde de l’Internet qui a besoin d’informations directement utilisables par les programmes, algorithmes et moteurs de recherche, Wikidata propose des informations structurées, comme le meilleur des catalogues de bibliothèques… mais à une tout autre échelle. Ce site se trouve donc, sans forcément qu’on s’en rende compte, au centre de la gestion d’information globale de la toile, et donne une autre dimension à Wikipédia.

Mais les qualités des projets Wikimédia sont également leurs défauts… ou en tout cas leurs faiblesses dans un monde numérique qui évolue rapidement et où des multinationales hyperpuissantes mènent le jeu. C’est presque un miracle qu’un projet bénévole et amateur comme Wikipédia tienne tout ce temps la dragée haute à des entreprises employant des dizaines de milliers d’ingénieurs pour un chiffre d’affaires dépassant le milliard de dollars. Mieux : que Wikipédia, fidèle à son éthique, continue à mettre librement à disposition ses données à disposition de tous, y compris ceux qui pourraient être ses concurrents directs.

Wikidata devient ainsi central dans la gestion de l’information bibliographique pour les bibliothèques… mais aussi pour les entreprises, et au premier rang d’entre elles, Google. Avec le risque notamment que les moteurs de recherche utilisent directement ces données sans renvoyer vers Wikipédia, faisant diminuer l’audience du site participatif et, in fine, la bonne volonté de ses utilisateurs.

Ceci pose la question de l’avenir de Wikipédia : fêtera-t-on un jour ses trente ans ? Peut-être… mais rien n’est moins sûr, dans un monde de l’Internet qui évolue à très grande vitesse. À dire vrai, son futur dépendra directement de la volonté des contributeurs et de celle de la société tout entière de disposer d’un outil tel que celui-ci. Personne ne sait s’il existera encore des personnes désireuses de donner de l’argent pour payer les serveurs et les projets, de donner de leur temps pour s’assurer des relectures et de la chasse au vandalisme.

Le projet collaboratif Open Street Map. Open Street Map

Alors, projet qui restera comme une belle utopie des premières années de l’Internet ou création durable qui sera encore consultée en 2030 ? L’avenir le dira. En tout état de cause, son existence et son succès incontestable au cours de ces quinze dernières années auront montré la voie à d’autres (Open Street Map, etc.) et pose la question du statut de ce type de projet. Intellectuels et économistes ont proposé la notion de « biens communs », objets qui bénéficient à tous sans appartenir à personne. La reconnaissance légale et la protection de ces biens communs et en particulier ceux « de la connaissance » a malheureusement été repoussée par le gouvernement actuel malgré plusieurs amendements au projet de loi Lemaire sur le numérique qui faisaient une telle proposition.

Mais quel que soit le futur, Wikipédia aura été l’une des épopées intellectuelles majeures de ce début de XXIe siècle – et l’occasion unique pour les chercheurs de diffuser leurs recherches directement, en lien avec la société dans toute sa diversité.

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