Neuf mois après le « coup fourré d’État » qui a écarté Dilma Rousseff (Parti des Travailleurs) et permis à la droite brésilienne de revenir au pouvoir sans passer par les urnes, la guerre est déclarée entre le Président Michel Temer (Parti du Mouvement démocratique brésilien, PMDB), principal bénéficiaire de cette destitution, et les magistrats chargés de la gigantesque opération anticorruption Lava Jato (lavage auto). Celle-ci menace d’ailleurs d’engloutir une bonne partie du personnel politique.
Mais au-delà du maintien de Michel Temer au palais du Planalto (l’Élysée brésilien), c’est bien la question de l’amnistie et des enquêtes concernant la classe politique qui se joue dans ce bras de fer à l’issue imprévisible.
Ubu au Brésil
Mercredi 7 juin 2017, le tribunal administratif chargé des affaires électorales a confirmé la validité de l’élection, en 2014, du ticket Rousseff-Temer. Michel Temer a ainsi sauvé son fauteuil présidentiel, grâce à une consternante pantalonnade judiciaro-politique dont le Brésil semble prendre l’habitude. Il eût certes été ubuesque d’annuler des élections au deux tiers du mandat, trois ans après le scrutin, mais la décision rendue le 7 juin, qui conclut à un non-lieu et entérine les résultats de 2014 – par 4 voix contre 3 – est tout aussi abracadabrantesque.
Pour épargner le gouvernement Temer, dont il est très proche, le très controversé président du tribunal, Gilmar Mendes, a dû peser de tout son poids et nier les évidences, malgré des juges pour le moins partagés. Les quatre voix favorables à Temer ont été celles du président Gilmar Mendes, notoirement impliqué dans la chute de Dilma Rousseff, et de trois juges nommés récemment par Michel Temer.
L’annulation des élections de 2014 aurait permis de résoudre la crise née des graves accusations qui pèsent sur le Président. Les investigations de l’opération Lava Jato ont en effet dévoilé que de grandes entreprises brésiliennes achetaient, depuis longtemps, partis et membres du Congrès afin d’obtenir des marchés publics ou une législation particulièrement favorable à leurs intérêts. Des dizaines de confessions (contre remise de peine) des cadres de société comme Odebrecht et, à présent, de JBS, l’un des leaders mondiaux de la boucherie industrielle, sont à l’origine des tremblements de terre qui secouent quasi quotidiennement la classe politique brésilienne depuis trois ans.
Le juge de la Cour suprême chargé du dossier des politiques dénoncés dans le cadre de Lava Jato a autorisé des informations judiciaires concernant pas moins de 8 ministres en exercice, 24 sénateurs (sur 81) et 42 députés (sur 513), mais aussi 3 gouverneurs et 24 personnalités politiques.
Les mauvaises fréquentations de Michel Temer
Les noms de tous les prédécesseurs de Michel Temer figurent dans cette liste, mais pas celui du Président en exercice, pourtant mentionné des dizaines de fois dans les dénonciations. Il est en effet protégé par son statut et ne peut être inquiété que pour des faits survenus pendant son mandat.
Pourtant, la « dénonciation récompensée » des frères Joesley et Wesley Batista, patrons de la société JBS, est dévastatrice pour Michel Temer. Ces patrons véreux, qui se vantent d’avoir distribué quelque 400 millions d’euros à 28 partis politiques, ont enregistré le Président à son insu, afin de fonder leurs allégations sur des preuves matérielles. Et le simple fait d’avoir reçu, en mars 2017, hors agenda officiel, un personnage aussi sulfureux que Joesley Batista est en soi délictueux.
Des extraits de ces conversations ont récemment été portés à la connaissance du public et plongée immédiatement la République dans une crise aiguë, avec effet immédiat sur la monnaie nationale et la bourse. Les propos tenus par Temer, dont il a confirmé la teneur dans un entretien concédé à la Folha de São Paulo, sont destructeurs. Le Président paraît, en effet, approuver chaudement son interlocuteur qui l’entretient de graves malversations : l’achat du silence de témoins gênants, la subornation de magistrats de manière à freiner les investigations de Lava Jato.
Circonstance aggravante pour Temer, l’un de ses hommes de confiance, le député (PMDB) Rocha Loures, a été filmé recevant 150 000 euros en liquide de la part de la JBS. D’après Joesley Batista, cette somme est un pot-de-vin hebdomadaire versé afin que le député use de son influence pour garantir des prix plus bas sur l’électricité fournie aux entreprises de la JBS.
À la suite de cette séquence, le procureur général de la République, Rodrigo Janot, a demandé à la Cour suprême, le 19 mai, l’autorisation d’ouvrir une instruction pour « corruption, obstruction à la justice et association de malfaiteurs » à l’encontre du président de la République. Il prépare un acte d’accusation en bonne et due forme. Depuis ces révélations, les arrestations dans l’entourage de Temer tombent comme à Gravelotte, faisant redouter de nouvelles confessions, tandis que le Président multiplie les faux pas et les déclarations malheureuses. Son principal allié, le sénateur Aécio Neves (Parti de la social-démocratie brésilienne), est lui aussi cerné par les juges et menacé de prison.
Guerre de tranchées
Michel Temer jure ses grands dieux qu’il ne démissionnera pas, bien qu’il ait été fortement incité à le faire, et s’accroche à son immunité. Impopulaire avant même son entrée en fonction, il doit son mandat à un arrangement passé avec différentes forces politiques, principalement le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne), qui lui garantissait une large majorité au Congrès.
Il devait ainsi faire adopter des réformes exigées par le patronat et la droite au nom du sauvetage économique du Brésil, dont le PIB a reculé de 3,6 % en 2015 et en 2016. Lesdites « réformes » – gel pendant 20 ans des dépenses publiques, démolition du Code du travail, abandon des politiques menées sous les gouvernements PT –, ont été presque toutes menées à terme, à l’exception de la plus importante, la refonte du système des retraites. Temer a-t-il encore la capacité de faire voter une mesure extrêmement impopulaire par des députés qui songent à le lâcher ? L’aggravation de la crise politique obère également la reprise économique sur laquelle comptait la coalition au pouvoir pour gagner les élections de 2018.
Une autre raison avait conduit les dirigeants du PMDB et du PSDB à remplacer Dilma Rousseff par son vice-président et explique la guerre qui oppose actuellement le procureur général de la République à l’exécutif et aux membres du Congrès, dont 30 % ont des tracas judiciaires. Au début de l’impeachment, les leaders du PMDB avaient clairement exprimé, en privé, leur intention d’enrayer Lava Jato, de parvenir – grâce à Michel Temer – à un « grand accord » et d’amnistier sous une forme ou une autre la plupart des hommes politiques impliqués dans les affaires.
Tant que les mises en examen concernaient exclusivement le PT et l’ancien président Lula, l’opération Lava Jato, – très populaire parmi l’électorat conservateur – permettait à la droite de revenir au pouvoir en ayant l’air de répondre à une demande citoyenne. Mais les « dénonciations récompensées » et les manières spectaculaires, et souvent contestables, de la justice ont bouleversé la donne et provoquent des réactions désespérées dans les rangs de la droite.
Tombera ? Tombera pas ?
Depuis quelques semaines, la politique du gouvernement consiste essentiellement à survivre jusqu’en 2018 et à organiser la résistance par tous les moyens procéduriers possibles. La mise en accusation formelle du Président préparée par le procureur général de la République, Rodrigo Janot, devra être approuvée par la Chambre des députés. Or, malgré le discrédit dont souffre le Président dans l’opinion, le chemin promet d’être tortueux.
Car les milieux d’affaires et la classe politique n’ont pas encore trouvé de remplaçant à Temer pour appliquer une politique néo-libérale intensive et remettre le couvercle sur les affaires. Seule la paralysie du gouvernement entraînerait la chute de Temer comme elle avait provoqué celle de Dilma Rousseff.
Dans tous les cas de figure, la situation risque de traîner en longueur dans une atmosphère de décomposition. Et les grands bénéficiaires de la crise politique sont d’ores et déjà les lobbys, comme celui des grands propriétaires fonciers, qui démantèlent les réserves naturelles et relancent le processus de déforestation et d’accaparement des terres.
C’est dans ce contexte que de grands rassemblements ont eu lieu récemment à Rio de Janeiro et São Paulo pour demander une élection présidentielle anticipée. Ils réveillent le souvenir du mouvement historique des Diretas Já qui avait marqué, en 1984, la fin de la dictature militaire. Mais il y a tout lieu de croire que ces manifestations se heurteront à une fin de non-recevoir, comme leur illustre précédent. Le premier Président civil, Tancredo Neves, avait été élu par un collège restreint et non au suffrage universel.
Les classes dirigeantes brésiliennes se sont toujours méfiées du suffrage universel et, en cas de départ de Temer, la Constitution prévoit une élection du Président par le Congrès. De plus, les sondages se suivent et se ressemblent : malgré ses cinq mises en examen, Lula reste en tête des intentions de vote. Toujours plébiscité par les milieux populaires, l’ancien Président est viscéralement rejeté par les classes supérieures, et on voit mal la droite brésilienne laisser Lula revenir au pouvoir.
Ce champ de ruines est un terreau fertile pour l’extrême droite qui s’est trouvée un candidat en la personne du député Jaír Bolsonaro, dont le discours violent et les postures machistes rencontrent actuellement un écho aussi croissant qu’inquiétant au Brésil.