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Avec Joe Biden, l’Amérique pourra-t-elle enfin contrôler ses armes à feu ?

Evacuation d'acheteurs d'un supermarché pendant une fusillade
Devant le supermarché de Boulder, au Colorado, théâtre d'une fusillade mortelle ce 21 mars 2021. Chet Strange /Getty Images North America/Getty Images via AFP

Il y a encore eu une tuerie de masse aux États-Unis. Cette fois, dix personnes ont perdu la vie dans un supermarché de Boulder, au Colorado. À ce stade, les motivations du tireur, qui a été blessé et arrêté, sont encore inconnues.

Personne n’ignore que les armes sont un problème au sein de la communauté américaine. Voici le chiffre qui choque : depuis la mort du président Kennedy, en 1963, il y a eu plus d’Américains tués par une arme à feu sur le territoire national dans un monde en paix que morts dans l’ensemble des guerres dans lesquelles les États-Unis ont été engagés.

Ce constat provient du Centre virginien pour la Sécurité publique (Virginia Center for Public Safety), un groupe résolument favorable à la limitation du droit à posséder une arme. Politifact, un groupe qui vérifie la véracité des déclarations politiques, s’est penché sur la question et son verdict est sans appel : cette affirmation est bien vraie. Environ 63 % de ces morts ont été des suicides et 33 % des homicides.

Aujourd’hui, les armes à feu sont un symbole fort qui ne laisse personne indifférent aux États-Unis. Les positions se sont radicalisées et sont devenues un enjeu politique. Ces tragédies se produisent aussi dans d’autres pays, mais pas autant qu’aux États-Unis. Une centaine de tueries de masse depuis 35 ans, et 34 États sont concernés, du Massachusetts à Hawaii.

Selon les statistiques les plus récentes, il y a, en moyenne, plus de 100 décès par armes chaque jour dans le pays. Les séries télévisées ont tendance à banaliser de tels chiffres. Ceux-ci sont pourtant réellement effrayants – d’autant qu’ils ne disent pas tout : chaque jour, environ deux cents autres personnes sont blessées par balle mais survivent. Il y a donc environ 300 personnes qui sont touchées tous les jours aux États-Unis.

Une terrible routine

Depuis l’élection de Barack Obama, en 2008, les États-Unis ont connu au moins trente cas de fusillades, en ne comptant que celles du même type que celle de Boulder, perpétrées par des forcenés souhaitant causer un massacre. Donald Trump avait promis le jour de son investiture qu’avec lui les tueries de masse « s’arrêtaient ici et s’arrêtaient maintenant ». Or durant son mandat, leur fréquence a augmenté.

C’est cette répétition morbide qui avait poussé Barack Obama à avoir ce mot terrible après une fusillade qui a eu lieu en Oregon le 1er octobre 2015 : « C’est devenu une routine. »

Quelques mois auparavant, en juin, un homme avait tué neuf personnes dans une église de Caroline du Sud ; en mars, un campus californien était victime d’un forcené, qui tuait sept personnes.

« Cela arrive chaque jour dans les coins les plus reculés de notre pays, » avait ajouté le président Barack Obama lors de la conférence de presse qui avait suivi à la tuerie de l’Oregon. La couverture médiatique est devenue une routine, la réponse du président est devenue une routine et la réponse de ceux qui s’opposent à toute loi de bon sens sur les armes est également devenue une routine.

Barack Obama, accompagné de l’ancienne députée Gabrielle Giffords, du vice-président Joe Biden et de proches des victimes de la fusillade de l’école de Newtown, s’exprime sur le contrôle des armes à feu à la Maison Blanche à Washington, DC, le 17 avril 2013. Jewel Samad/AFP

La facilité à se procurer des armes peut expliquer une partie du lourd bilan : depuis 2008, plus de 1 000 personnes ont été tuées lors de ces « mass shootings », dont une bonne part d’enfants et de jeunes étudiants. Les noms des plus célèbres tueries ébranlent notre mémoire : lycée Colombine, université Virginia Tech, Ford Hood, Binghamton, Manchester, Aurora, Oak Creek, école Sandy Hook, Charleston, Umpqua Community College, Las Vegas, San Bernardino…

À huit reprises, ce sont des universités qui ont été frappées, et à une occasion – la tuerie de Newton –, une école primaire a été visée. C’était le 14 décembre 2012. Vingt écoliers âgés de 6 à 7 ans sont tombés sous les balles d’un tueur solitaire dans cette ville du Connecticut, ironiquement située à une cinquantaine de kilomètres de la manufacture Colt, le célèbre fabricant d’armes.

La litanie semble ne pas pouvoir s’arrêter et les chiffres s’affolent : chaque année il y a au moins 30 fusillades qui sont des massacres et la tragédie de Parkland, qui a eu lieu voici trois ans, était la 18e attaque par armes à feu dans une école.

Des élèves sont évacués de l’école de Parkland (Floride), où vient de se produire une nouvelle fusillade sanglante, le 14 février 2018. Joe Raedle/AFP

Cela ne s’est pas arrêté avec Parkland alors que, à ce moment-là déjà, le bilan était déjà terrible : 346 fusillades de masse, quasiment une par jour. Cela représente une attaque tous les deux jours ! Et aucun lieu n’est épargné : école, supermarché, église, on tue partout.

Inscrit dans la Constitution

Depuis plus de 400 ans, les armes à feu sont brandies comme le symbole de la défense de la démocratie américaine. Le droit de porter une arme, qui remonte à 1791, n’a jamais été remis en question. Armes, liberté et citoyenneté restent étroitement associées. Pourtant, le monde a bien changé depuis cette époque : aujourd’hui, avec une arme moderne, une seule personne peut faire les mêmes ravages que toute une armée autrefois. À mesure que la technologie progresse, le nombre de morts par balle augmente – 30 000 décès par armes à feu aux États-Unis par an, dont 3 000 enfants.

On n’imagine pas à quel point la violence par les armes fait partie du quotidien des Américains : inscrit dans la Constitution, le droit de détenir une arme à feu est considéré comme sacré par la plupart des Américains.

Les Américains possèdent en effet des armes depuis le début de l’histoire de leur pays, à l’époque où il fallait être armé pour survivre. Au départ, il s’agissait de défense et de chasse. Aujourd’hui encore, le pays compte 13 millions de chasseurs, souvent des amoureux des grands espaces. Leur nombre augmente chaque année et leur influence ne cesse de croître.

On peut constater que la chasse est souvent profondément ancrée dans la culture locale. Ces chasseurs sont également très actifs dans la défense de la nature. D’ailleurs, ils ont contribué à faire adopter, voici plusieurs décennies, des taxes qui sont prélevées sur les ventes d’armes à feu et qui alimentent les fonds de protection de la nature.

L’impossible réforme

Chaque tuerie relance le débat sur le port d’armes dans le pays. Toutefois, ce droit a peu de chance d’être modifié. Même dans l’État le plus répressif, celui de New York, il suffit de disposer d’un permis de port d’armes pour acheter un pistolet de poing. On ne demande aucune connaissance particulière.

Aujourd’hui, le fléau a pour nom l’AR-15, qui revient inlassablement dans chacune des tueries, comme à Parkland. C’est une arme redoutable, qui permet de tirer même sans vraiment maîtriser le maniement des fusils. En Floride, le tireur a fait sonner l’alarme et a attendu que les élèves et leurs professeurs se ruent dans les couloirs. Avec cette arme, Nikolas Cruz a pu les faucher les uns après les autres. À 71 reprises sur les 143 dernières fusillades, c’est un fusil semi-automatique qui a été utilisé. Parkland, Las Vegas, Aurora, Sandy Hook, Waffle House, San Bernardino, Midland/Odessa, synagogue Poway, Sutherland Springs, Synagogue Tree of Life, et maintenant Boulder : dans chacun de ces lieux, c’est avec un AR-15 que des Américains ont été tués. Une partie de l’Amérique se demande pourquoi c’est encore possible.

Le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis de 1787 dit de manière très explicite que le droit au port d’armes est permis, mais dans le cadre d’une « milice ». Au moment de la guerre d’Indépendance, les colons ont créé des milices qui sont devenues l’armée des États-Unis. Elles sont restées en place aujourd’hui sous la forme de la Garde nationale des États. Cette force militaire publique de réserve étant accessible à tous, notamment le week-end où l’on peut assister à des réunions, chacun peut ainsi posséder une arme en se revendiquant de son appartenance à la Garde.

Depuis deux siècles, tout le monde se bat sur le sens à donner à ce texte constitutionnel. Les opposants au port d’armes expliquent depuis toujours qu’il y a une surinterprétation de cet amendement. En revanche, les pro-armes le prennent à la lettre en récupérant l’histoire américaine à leur compte : les colons se sont défendus par les armes contre les Britanniques, permettant la naissance des États-Unis. Ainsi, le port d’armes s’est inscrit dans une démarche de défense dans la tradition américaine. Ils expliquent que s’ils ne sont pas armés, ce sont les citoyens qui auront peur, et non les criminels ! L’électorat de Donald Trump et des républicains croit fermement à cette idée. Signe de la gêne : Fox News a à peine signalé la fusillade de Boulder, préférant ouvrir à la Une sur la crise migratoire à la frontière.

Si on ne peut pas effacer ce fléau, on pourrait en revanche en limiter la présence. Les Démocrates préconisent ainsi une restriction de certains types d’armes, mais la Constitution, elle, ne prévoit pas de limite. En 1994, Joe Biden, qui était alors le président de la commission à la justice du Sénat, avait fait adopter un texte interdisant les armes d’assaut. Mais les républicains avaient réussi à y ajouter une date de péremption et dix ans plus tard, le texte est devenu caduc et les armes d’assaut se sont retrouvées à nouveau légalement dans les rues. Au début de l’année 2016, le président Barack Obama avait essayé de prendre une série de mesures visant notamment à compliquer la procédure d’achat lors des foires aux armes – où un grand nombre d’acheteurs s’en procurent sans subir de contrôle préalable, notamment de leur casier judiciaire.

Le blason de la puissante Association des armes à feu. Tom Magliery/Flickr, CC BY-NC-SA

Toutefois, le lobby tout-puissant qu’est la NRA est hostile à toute restriction. Par ailleurs, même si le président américain avait pu faire adopter des lois, elles auraient certainement été retoquées par la Cour suprême qui les aurait déclarées non constitutionnelles, en vertu du deuxième amendement bien sûr, mais aussi, sans doute, en raison de principes plus généraux en droit américain.

Les restrictions imaginées en 1927, qui obligeaient à déclarer son arme à une autorité, ont ainsi été annulées par la Cour suprême en 1968. Il a semblé alors que cela revenait à se dénoncer soi-même à la police. Or sur ce point, les citoyens sont protégés par le 5e amendement. Pour l’instant, la Cour suprême américaine a une interprétation très large de la notion du droit au port d’armes et rien ne devrait donc bouger avant longtemps dans ce domaine.

Entre le linge de maison et l’électroménager

Depuis le début des années 2000, le nombre de délits impliquant une arme à feu a certes diminué, mais la législation compte encore trop de lacunes : sur les 143 armes utilisées par les meurtriers lors des fusillades de masse au cours de ces vingt dernières années, les trois quarts ont été obtenues légalement, comme le met en évidence une étude de Mother Jones.

Les armes à feu font aujourd’hui partie de la société américaine, quasiment au niveau d’objet culturel. Il existe aux États-Unis, nous l’avons évoqué, des gun shows, des foires aux armes, où est présenté tout l’arsenal disponible sur le marché. On dénombre plus de 5 000 foires tous les ans. La fréquentation y bat des records. On y va en famille, on essaye les fusils, puis on va s’entraîner avec ses enfants sur des champs de tir ; c’est un espace de sociabilité comme un autre.

Aujourd’hui, même les plus banals catalogues de la grande distribution envoyés dans les boîtes aux lettres américaines proposent des armes à la vente. Imaginez le catalogue de La Redoute avec 30 pages de revolvers et de fusils, entre le linge de maison et les appareils ménagers. Et on constate une augmentation des ventes après chaque tuerie. Beaucoup avancent l’argument que si le personnel de l’école Sandy Hook avait été armé, le massacre de jeunes enfants aurait pu être évité. Ce sont les mêmes arguments qui fleurissent à chaque fois.

Les armes sont présentes partout dans le pays, même si on ne retrouve pas le même type à New York que dans l’Arizona : dans les régions urbaines du nord des États-Unis, elles sont principalement issues du phénomène des gangs, alors que la culture du fusil est beaucoup plus présente dans l’Ouest et dans le Sud.

Les États du Sud sont toujours perçus comme en rébellion contre l’État fédéral, contre Washington. Les « sudistes » préfèrent faire confiance aux autorités locales et à l’autodéfense. En Floride, trouver une arme est tellement facile que l’État, que l’on connaît sous le nom de « Sunshine State » (« où le soleil brille ») est souvent moqué comme étant le « Gunshine State » (« l’État ou les revolvers brillent »).

Dans le Nord, l’Américain urbain, le progressiste qui a voté Joe Biden ne possède pas d’arme à feu. Il fait confiance, comme en France, aux autorités. Les gens qui vivent dans les zones rurales ne voient pas les choses de cette façon. À leurs yeux, une arme ne sert pas à commettre des meurtres mais à se défendre.

Au cœur des batailles électorales et du programme de Joe Biden

Les hommes politiques n’hésitent pas à exprimer leur amour pour les armes, comme la Républicaine Sarah Palin lorsqu’elle s’est présentée à la vice-présidence en 2008. En 2016, on a pu aussi voir Ted Cruz dans un clip de campagne, montrer ses talents au fusil d’assaut. Aujourd’hui, la relève est assurée avec les bébés-Trump, des élues comme Marjorie Taylor Greene ou Lauren Boebert, qui adorent se faire prendre en photo avec des armes d’assaut.

Les déclarations d’Obama semblaient fortes en leur temps. On l’avait vu en colère et plein de détermination. Pourtant, il n’avait pas pu faire grand-chose : le contrôle exercé par le Parti républicain sur les deux chambres du Congrès interdisait la moindre réforme sur le sujet, aussi timide soit-elle. Sous Trump, il y avait encore moins de chance pour que les choses bougent. La NRA continue à exercer une pression maximale, et porte l’essentiel de ses efforts sur les États, plaidant inlassablement contre toute forme d’examen des antécédents des acheteurs d’armes, et milite pour l’extension des autorisations des ports d’armes dans des lieux publics.

Le feu vert du gouverneur républicain du Texas, donné il y a deux ans, en faveur de l’autorisation du port d’armes au sein même des établissements universitaires, et contre toute limitation visant les armes semi-automatiques, montre que cette stratégie fonctionne.

Toutefois, la bataille au niveau des États n’est pas toujours à sens unique. Elle s’est traduite dans l’Oregon, en mai 2015, par l’adoption de contrôles des antécédents (judiciaires ou psychologiques) pour les acheteurs d’armes. Mais de tels exemples restent l’exception.

Joe Biden a mis au cœur de son programme le contrôle de la vente des armes à feu. Il a affirmé que, s’il était élu, il s’attellerait au problème dès son entrée en fonctions à la Maison-Blanche : interdiction des armes automatiques hors du domicile, vérification obligatoire des antécédents, instauration de contrôles pour les ventes d’armes sur Internet. Le candidat démocrate est aujourd’hui au pied du mur. Après Boulder, il ne pourra plus repousser cette question a plus tard, même en temps de pandémie.

Ses opposants affûtent déjà leurs arguments, qui sont maintenant bien connus : celles et ceux qui sont contre toute forme de régulation ou de limitation expliquent ainsi qu’il est impossible d’arrêter un déséquilibré et que les contrôles envisagés ne serviront à rien. La NRA, qui soutient totalement cette vision des choses, avait apporté un soutien franc et massif à Donald Trump en 2016, mais aussi 30 millions de dollars en contributions. Les partisans de Trump se sont alors transformés en autant de VRP de la NRA. Ils ont généralement tous la même phrase toute prête pour contrer tous les arguments sur le sujet : « Ce ne sont pas les armes qui tuent, ce sont les gens qui s’en servent. »

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