Halloween oblige, les sorcières réapparaissent, aux côtés d’autres figures d’épouvante convoquées pour l’occasion. Pourtant, contrairement aux citrouilles, zombies et autres poltergeists, elles n’ont jamais tout à fait quitté l’actualité ces dernières années – et surtout, elles se rapportent à une réalité historique.
Des personnalités contemporaines, comme la députée Sandrine Rousseau, ont par exemple signé des tribunes associant cette figure à leurs revendications. Présentées comme des femmes persécutées en raison de leur genre, dans la lignée des travaux de la philosophe Silvia Federici et de l’ouvrage de Mona Chollet, les sorcières irriguent le débat public.
En effet, la répression de la sorcellerie peut être vue comme une métaphore de la condition féminine à travers l’histoire, manifestation violente de l’hégémonie patriarcale.
Pour les historiennes et les historiens spécialistes, le constat est plus contrasté, sans minimiser l’impact des discours et des imaginaires misogynes à l’œuvre dans ces accusations, ni la réalité des dizaines de milliers de femmes persécutées et tuées pour crime de sorcellerie.
Finalement, de quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? De trois objets, complémentaires, mais distincts. La persécution réelle d’individus accusés de sorcellerie d’abord. D’une figure symbolique ensuite, s’appuyant sur cette dernière, mais construction culturelle au fil des siècles sur laquelle se sont bâtis et appuyés des discours puissants et encore actifs aujourd’hui. D’une nouvelle réalité, enfin, celle d’individus s’identifiant comme « sorcières » et dont les pratiques comme les croyances se revendiquent des accusées du passé, notamment les adeptes des mouvements néo-païens.
La répression de la sorcellerie, une réalité historique
De l’Antiquité, le Moyen Âge conserve le souvenir d’une législation romaine et impériale rigoureusement sévère contre les magiciens et la magie, qu’elle condamnait à mort lorsque celle-ci était destinée à nuire. Héritier de ces conceptions, le Moyen Âge chrétien organise une lutte contre toutes formes de réminiscences du paganisme – pratiques magiques et divinatoires, culte des idoles, etc. – que l’Église englobe dans le champ des superstitions.
Les premiers procès de sorcellerie apparaissent, dans les sources, dès le début du XIIIᵉ siècle, notamment en Italie du Nord. Ils se rencontrent de plus en plus fréquemment en raison, notamment, d’un changement de perception.
De fait, la sorcellerie est progressivement considérée comme un crime plus grave. Dès les années 1280, elle tend à être assimilée à une hérésie, dans le cadre d’une mouvement plus large. En effet, à la même période, l’Église inaugure un vaste projet de lutte contre toutes les hérésies, dans un contexte de crise politique et d’affirmation du pouvoir pontifical. Elle se dote d’une institution spécifiquement dédiée à ce projet, l’Inquisition.
Dans ce nouveau paradigme, la sorcellerie impliquerait explicitement un pacte avec le diable et l’invocation des démons. De ce fait, les accusés encourent la peine réservée aux hérétiques : la condamnation au bûcher. Un des moments clefs de cette nouvelle définition est la promulgation, en 1326, de la bulle Super illius specula par le pape Jean XXII (1316-1334). La sorcellerie est considérée comme une menace tangible pour la société chrétienne.
Pour la combattre, l’Église n’est pas seule. Les pouvoirs laïcs – les rois, les seigneurs, mais aussi les villes – et leur justice participent également à la répression.
Les procès se rencontrent de plus en plus fréquemment en Europe et se multiplient jusqu’à la fin du XVe siècle, sans être toutefois un phénomène de masse.
Bien qu’associées dans l’imaginaire collectif au Moyen Âge, les grandes « chasses aux sorcières » ne démarrent véritablement qu’à l’époque moderne.
L’approche quantitative de la répression de la sorcellerie est complexe. La conservation des sources est incomplète, leur étude non exhaustive. Néanmoins, un consensus se dégage. En Europe, entre les XIIIe et XVIIIe siècles, le nombre de procès en sorcellerie se situerait entre 100 000 et 120 000 pour 30 000 à 50 000 exécutions.
Entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies sont des femmes
Parmi les individus accusés, les femmes occupent une part prépondérante sur l’ensemble de la période de criminalisation.
Celles-ci ont des profils très divers. Contrairement aux idées reçues, l’étude des procès révèle que ce ne sont pas exclusivement des femmes marginalisées, vieilles, célibataires ou veuves. Toutes les catégories sociales se rencontrent devant les tribunaux, y compris les mieux insérées et les plus fortunées.
Personne n’est à l’abri d’une accusation de sorcellerie, souvent issue d’une dénonciation, qui peut découler d’une rumeur ou de tensions.
À l’origine, la machine judiciaire n’est pas spécifiquement dirigée contre les femmes, mais la persécution se concentre sur elles à partir de la fin du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne.
Ainsi, si cette criminalisation touche à l’époque médiévale autant les femmes que les hommes – avec parfois des particularismes régionaux où peuvent s’observer certaines nuances, entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies auraient été des femmes.
Pour comprendre cette évolution, il faut se pencher sur le concept novateur du sabbat, sur lequel se sont appuyées les chasses aux sorcières. Cet imaginaire, qui se construit au XVe siècle, englobe, en apparence, autant les hommes que les femmes. Toutefois, dès le départ, comme l’indiquent les historiennes Martine Ostorero et Catherine Chêne, il diffuse les ferments d’une misogynie destinée à s’amplifier par la suite, dans une période de circulation intense de stéréotypes contre les femmes. Selon ce paradigme, les femmes, plus faibles, sont davantage susceptibles de céder au diable que les hommes.
Avant toute chose, c’est du fait de la croyance en la réalité de leur pacte avec les démons que ces femmes, mais aussi ces hommes et ces enfants, font l’objet de poursuites judiciaires et, dans un cas sur deux, sont susceptibles d’être condamnés, le plus souvent à mort.
La sorcière, de la répression à la figure « mythique »
Plusieurs coups d’arrêts marquent la fin des procès et amorcent la décriminalisation de la sorcellerie (édit du Parlement de Paris de 1682, Witchcraft Act de 1736). Ainsi, en Europe, Anna Göldi fut la dernière personne exécutée pour sorcellerie en 1734 à Glaris, en Suisse.
Désormais dépénalisé, le phénomène devient un objet d’études et de fascination.
La Sorcière de Jules Michelet (1862) marque une rupture importante dans la réhabilitation du personnage. En insistant sur sa dimension symbolique et mythique dans le discours historique national, la sorcière ne serait plus simplement une création de l’Église et de l’État pour justifier leur pouvoir. C’est l’incarnation du peuple, auquel il attribue un génie particulier, et de sa révolte contre les oppressions du Moyen Âge.
Une nouvelle approche de la sorcellerie émerge en parallèle, mettant l’accent sur ses éléments folkloriques. Certains auteurs, comme les frères Grimm, cherchent à démontrer les liens entre la sorcellerie et les anciennes croyances païennes. Leurs œuvres ont contribué à la circulation de la figure de la sorcière dans la culture populaire, où l’on a assisté à son « réenchantement ».
Sorcières et paganisme
Au tournant du XXe siècle, Alphonse Montague Summers suggère que les sorcières étaient membres d’une organisation secrète, hostile à l’Église et à l’État, qui poursuivrait des cultes païens antérieurs au christianisme. On lui doit surtout la traduction du Marteau des sorcières, traité du dominicain Heinrich Kramer, composé entre 1486-1487, dans lequel il appelle à la lutte contre l’hérésie des sorcières, que Summers produit pour donner une nouvelle actualité à son contenu et à ses théories misogynes, auxquelles il adhère.
En 1921, Margaret Alice Murray propose des interprétations nouvelles et controversées sur le paganisme des sorcières.
Dans The Witch-Cult in Western Europe (1921), elle suppose l’existence continue d’un culte archaïque de la fertilité dédiée à la déesse Diane dont les sorcières avaient prolongé la pratique ainsi que l’existence réelle, partout en Europe, au sein de sectes de sorcières (des covens). En 1931, dans God of Witches, elle postule encore que ce culte rendrait hommage à un « dieu cornu », diabolisé au Moyen Âge, et que les sorcières avaient été persécutées, après que ces covens furent découverts, vers 1450, puisqu’elles auraient formé une résistance souterraine opposée à l’Église et à l’État.
Ses théories sont à l’origine des mouvements néo-païens comme la Wicca. Les adeptes de cette religion se nomment sorcières et sorciers. Initiée au Royaume-Uni par Gerald Gardner en s’inspirant des travaux de Murray, la Wicca fait partie d’un mouvement païen contemporain plus vaste fondant leurs pratiques sur l’idée d’une réactivation d’une culture qualifiée de préchrétienne.
Le nombre d’adeptes de cette religion fait l’objet de discussions intenses, mais on estime qu’il pourrait y avoir environ 1,5 million de « sorcières » et de « sorciers » aux États-Unis.
Sorcières et féminisme
Dès la fin du XIXe siècle, dans la première vague féministe, la célèbre autrice et suffragette américaine Matilda Joslyn Gage voit en la sorcière le symbole de la science réprimée par l’obscurantisme et l’Église.
Dans le cadre du mouvement de libération des femmes, l’œuvre de Murray inspire un Witches Liberation Movement qui donne naissance à de nombreux groupes féministes aux États-Unis tout particulièrement à New York, à partir d’octobre 1968.
En proposant de réhabiliter le terme « sorcière » grâce à la déconstruction des stéréotypes négatifs associés à ce terme, le mouvement le réinterprète comme une figure de résistance féminine.
Dans les milieux américains, en 1973, Barbara Ehrenreich et Deirdre English, journalistes et écrivaines, signent Sorcières, sages-femmes et infirmières. Elles avancent une théorie controversée. Si les femmes ont été persécutées comme sorcières, c’est en raison d’un savoir accumulé qui mettrait en péril la norme et la domination de genre, et plus spécifiquement la communauté médicale masculine concurrencée par leur connaissance du corps féminin. S’il est vrai que les professions médicales se structurent au profit des hommes à la fin du Moyen Âge, rien n’établit une corrélation entre un savoir détenu par les femmes et leur condamnation pour sorcellerie. L’historien David Harley parle même de « mythe » de la sorcière sage-femme.
Dans le même temps, en Italie, les mouvements militants en faveur de la légalisation de l’avortement et engagés dans l’« Unione Donne Italiane », une association féministe italienne créée en 1944, s’inspirent de la vision de Michelet et utilisent pour slogan « Tremate, tremate, le streghe son tornate » (Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !).
Issues de ces luttes, la sociologue Leopoldina Fortunati et la philosophe Silvia Federici proposent une lecture nouvelle de Karl Marx pour expliquer l’émergence du capitalisme. Selon elles, la naissance de ce système a nécessairement impliqué l’apport d’une accumulation primitive de capital permise par la dépossession sytématique par les hommes du travail non payé des femmes, de leurs corps, de leurs moyens de production et de reproduction. En somme, pour les autrices, le capitalisme n’aurait pas pu se déployer sans le contrôle des corps féminins. L’institutionnalisation du viol, de la prostitution et de la chasse aux sorcières auraient été des manifestations de l’assujettissement méthodique des femmes par les hommes et de l’appropriation de leur travail.
Dans cette perspective, Françoise d’Eaubonne, grande figure du MLF et de l’écoféminisme français, dans Le sexocide des sorcières (1999), analyse la chasse aux sorcières comme une « guerre séculaire contre les femmes ».
Très largement médiatisée, la sorcière entre définitivement dans le langage commun comme une figure devenue incontournable de l’empowerment féminin.
Il existe donc un écart manifeste entre la compréhension historique d’un phénomène de répression et les discours et interprétations qui mobilisent la figure de la sorcière depuis le XIXe siècle.
Ces réinvestissements – sans être exempts d’approximations ou d’anachronismes – ne possèdent pas moins de valeur, tant sur le plan symbolique qu’analytique. Ils témoignent des préoccupations actuelles, politiques, sociales et culturelles.
Plus généralement, comme l’annonçait dès 1975 la revue féministe française Sorcières, ils expriment le combat pour la cause des femmes.