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« Dabiq », ou la propagande machiste des soudards de Daech

Ces Irakiennes protestent contre les abus de Daech à l’encontre des femmes. Haidar Mohammed Ali / AFP

L’idéologie de Daech est archaïsante, prétendant faire un bond en arrière de plusieurs siècles pour revenir à la « pureté » des mœurs du temps du Prophète.

En revanche, ces djihadistes sont entrés de plain-pied dans le XXIe siècle concernant la communication. Ils utilisent tous les ressorts narratifs et toutes les technologies de la communication moderne : images tournées avec des drones, clips, messages sur les réseaux sociaux, plates-formes de dépôt en ligne, messagerie cryptée, ou encore magazine mensuel en quadrichromie pour leurs abonnés (Dabiq).

On ne cessera d’ailleurs de s’étonner que des gens qui affirment haïr les États-Unis puissent à ce point s’inspirer des codes hollywoodiens de la mise en scène. Mais ce n’est pas si surprenant puisqu’une part non négligeable des individus qui rejoignent ce groupe ont grandi dans des pays (occidentaux ou pas) où la culture américaine, et plus largement occidentale, est omniprésente. Ils en sont les rejetons plus ou moins incultes, car souvent, se sentant mal intégrés dans ces sociétés, ils ont trouvé dans la radicalité islamiste un exutoire à leurs frustrations sociales, scolaires, culturelles, ou identitaires.

Du coup, Daech attire, entre le Tigre et l’Euphrate, des militants qui n’ont pas été nourris à la culture locale, y compris des femmes, dont la soldatesque a toujours besoin.

Polygamie

Et cela aboutit à d’intéressants chocs culturels que révèle la dernière livraison du magazine Dabiq (n°12, novembre 2015, disponible en ligne). Ainsi, pages 19 à 22, on trouve un article intitulé « To our sisters : two, three, or four ».

Sous ce titre mystérieux se cache un long plaidoyer pour la polygamie. Il faut donc lire deux, trois ou quatre … épouses. Ce texte est intéressant. Non pas pour ce qu’il nous apprendrait sur le sort réservé aux femmes par ces brutes machistes. Mais cela révèle l’existence de conflits avec les femmes natives ou venues là-bas, qui n’entendent pas renoncer à une vision de l’amour ou de la vie de couple construite dans des pays monogames, autour d’un idéal d’émancipation relative incluant à minima la monogamie et un époux attentionné.

Les efforts argumentatifs déployés par l’auteur de cet article de quatre pages en disent long sur ce qui semble être un vrai problème pour la « politique familiale » de l’État islamique.

Il est une règle de base : il faut toujours lire la propagande de ses ennemis. On y apprend bien des choses. Cela aide à comprendre, même l’incompréhensible ! Et cela révèle aussi les failles d’un système qui se présente comme un bloc monolithique et cohérent.

Sans-grade

Rappelons d’abord le contexte dans lequel le sort fait aux femmes s’explique. Daech est au sens propre du terme, un monstre, issu de l’hybridation improbable entre le meilleur des services secrets d’un régime irakien dirigé par un dictateur sanguinaire (Saddam Hussein), le pire des fanatiques religieux salafistes, aussi idéologues qu’intolérants, et qui ont réussi à attirer vers eux le pire des délinquants de tous pays, venant en Syrie pour assouvir leur soif d’aventure et leurs pulsions sadiques.

Les sans-grade, qui ont goûté aux prisons de leur pays d’origine pour des délits et crimes de droit commun, ont compris qu’en se revendiquant de cette interprétation dégénérée du Coran, ils pouvaient en toute impunité accomplir les pires forfaits, en étant cette fois célébrés.

Donc, par une inversion totale des valeurs, à la manière dont certains Français sont entrés dans la Milice collaborationniste, ceux qui étaient au ban de la société du fait de leurs perversions, deviennent des « héros », pillant, mutilant, tuant, violant, en toute impunité, car au nom du devoir sacré du Djihad.

Viol légal

La force de ce groupe terroriste est d’avoir réussi à se transformer en un proto-État. En conséquence, ils ne sont plus sans foi ni loi, ils ont la foi et font la loi ! Et par cette loi, ils s’octroient le droit de tuer, de mutiler, de réprimer. Ils instaurent une délinquance d’État.

L’État islamique est en fait l’État sadique ! Et les pulsions sexuelles sont aussi à assouvir par tous ces jeunes hommes gonflés de testostérone, ivres de violence, emplis d’instincts de domination sur autrui donc sur les femmes.

Déjà à l’occasion de leurs conquêtes territoriales de 2014 sur des minorités irako-syriennes, de très nombreux cas de viols à répétition, y compris sur des filles de 12 ans ont été relevés.

Mais certains de ces combattants avaient ajouté l’hypocrisie à l’ignominie. Les Tartuffe de Daech ont éprouvé le besoin d’inventer le viol légal. Ainsi, concernant la sexualité avec des femmes, le Coran prescrit : « il vous est permis de les rechercher, en vous servant de vos biens et en concluant mariage, non en débauchés » (Coran, sourate 4 : « An-nisa » (les femmes), verset 23). La sexualité est donc permise à condition d’être marié, et d’acheter sa femme. Pour violer leur prisonnière, il suffit donc de les épouser, et le tour est joué.

Seve, une jeune femme de 19 ans qui s’est évadée fin août 2014, a décrit à Human Rights Watch plusieurs mariages groupés avec des prisonnières chrétiennes ou yézidis, dont celui où elle a été « mariée » à un combattant : « C’était censé être une cérémonie de mariage. Ils nous lançaient des bonbons et prenaient des photos et des vidéos de nous. Ils nous ordonnaient d’avoir l’air heureuses pour les vidéos et les photos ».

Haidar Mohammed Ali/ AFP

Sexualité et mariage

Par ailleurs, une sexualité débridée avec plusieurs épouses fait visiblement partie de l’horizon d’attente d’une partie de ces mercenaires du Djihad. D’où la nécessité de convaincre les femmes, qu’elles soient syriennes ou à plus forte raison celles qui ont fait l’effort de venir en Syrie, en rupture avec leurs sociétés d’origine, d’accepter leur sort et de devenir des concubines dociles.

S’en suit dans le magazine Dabiq, des pages qui évoquent les plus belles heures de la kabbalistique et de la casuistique réunies. L’incipit donne le ton : « Au nom d’Allah, le Seigneur de toutes choses, qui a permis le mariage et interdit la fornication ». On va donc être obligé de parler mariage si on veut parler sexualité.

Il s’agit tout d’abord de rejeter, comme de coutume, la responsabilité de leurs problèmes sur l’Occident donc sur les kafir (les infidèles) : « Lorsque la Shari’a de notre Seigneur a été éliminée, que les lois et décisions des kafir ont imposé leur pouvoir sur les terres des musulmans, l’islam a été honteusement abandonné (…) Ils interdirent ce qu’Allah a permis et autorisèrent ce qu’Il interdit, et l’une des choses les plus manifestes qu’ils ont ruiné et calomnié, pour la défense des femmes et de leurs droits – comme ils le prétendent – était la polygamie ».

Puis vient, une citation bien choisie du Coran suivie de son argument d’autorité : « Et si vous craignez de n’être pas justes envers les orphelins… il est permis d’épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent » (Coran, sourate 4, verset 3), et l’auteur ajoute : « ce verset est clair comme le soleil et ne requiert aucune explication ou interprétation supplémentaires ».

Polygamie ancestrale

Plus loin, le prêcheur cherche à inscrire la polygamie dans l’histoire ancestrale. « L’Islam n’a pas été le premier à introduire la polygamie ». « Ce qui est étrange c’est que les Juifs et les Chrétiens raillent les Musulmans à l’égard de la polygamie, mais s’ils se penchaient sur leurs propres livres, ils auraient su que c’était quelque chose de présent dans leurs religions ». Et de citer la vie de Jacob, Samuel, Rehoboam… pour montrer qu’ils pouvaient, en ces temps là, avoir jusqu’à « 18 femmes et 60 concubines ».

Heureusement l’islam a su mettre un frein à ces penchants excessifs : « Puis la Shari’a de l’Islam est venue et a défini un nombre déterminé de femmes qu’aucun musulman n’est autorisé à dépasser, ce chiffre étant de quatre ». Mieux, même, « la législation de la polygamie contient de nombreuses sagesses ».

Citons-en au moins deux, où chacun comprendra qu’il s’agit bien d’une « sagesse » servant les intérêts de l’homme et dont la femme doit apprendre à se contenter : « Allah pourrait affliger une femme d’infertilité, mais au lieu de divorcer d’avec elle, l’Islam a permis à l’homme de se marier à une autre femme tout en gardant sa femme infertile, honorée et soutenue. Autre sagesse de la polygamie : la femme, de par sa nature, voit sa vie interrompue par des phases où elle est incapable de remplir les droits de son mari, comme cela est le cas avec la menstruation, l’accouchement et les saignements post-partum. Donc, au cours de ces phases, il peut retrouver avec ses autres épouses ce qui doit l’empêcher de tomber dans des pratiques interdites ou suspectes ».

Femmes résistantes

Commence alors un long lamento sur le fait que les femmes, même syriennes et « bonnes musulmanes » n’accueillent pas avec ravissement ces préceptes, ce qui traduit l’existence d’une forme de résistance pour ces femmes, qui après un mariage forcé, arrivent au moins à réclamer qu’elles soient l’objet d’une attention unique.

« Combien mon âme est mangée de mentionner ouvertement une réalité qui fait saigner le cœur d’un muwahhid, cette réalité étant l’opposition à la polygamie, que ce soit directement ou indirectement, qui a dépassé les femmes aveugles et se trouve maintenant dans le cœur de certaines femmes demandeuses de la connaissance et de femmes qui adhèrent à la majeure partie des prescriptions de la Shari’a », peut-on encore lire dans Dabiq « Et il me peine de dire que pour certaines d’entre elles, la question peut aller jusqu’à prononcer une déclaration de kafir ».

Et de citer, en apologue, des échanges que l’auteur aurait eus avec des femmes dont les réponses l’ont choqué. « Je préfère qu’il reste en prison plutôt qu’il épouse une deuxième femme » (elle a donc refusé la théorie du moindre mal que le prêcheur lui proposait). « Ô Allah, pardonnez-moi, mais je ne peux pas le supporter » lui aurait dit une autre. « Et combien de femmes sur les terres des musulmans affichent leur “mécontentement” envers la polygamie ! Je me suis assis avec certaines de ces femmes et les ai conseillées. Et je trouve que chez beaucoup d’entre elles, le ton de leurs discours témoigne que ce “mécontentement” est en fait une haine de la règle elle-même ».

Même, se désespère-t-il, chez les musulmanes « que je considère comme les meilleures des femmes, sauf que dès que vous mentionnez cette question, elles se retournent complètement et en viennent presque à promouvoir des slogans sécularistes sans même le réaliser ». Presque du féminisme, en somme !

Hérésie

Le but de cet article est donc d’alerter ces femmes récalcitrantes que leur posture de résistance à la polygamie est assimilable à une hérésie, en invoquant Allah : « Il est celui-là même qui a permis à l’homme de se marier avec les femmes qui lui plaisait. Et sur cette base, il est interdit pour une femme qui croit en Allah et au Jour dernier d’argumenter concernant la Shari’a d’Allah, acceptant ce qui lui plaît et rejetant ce qui va à l’encontre de ses désirs ».

La menace du châtiment est donc rappelée : « Cette religion est un tout qui ne peut pas être divisé. Allah dit : « Croyez-vous donc en une partie du Livre et rejetez-vous le reste ? Ceux d’entre vous qui agissent de la sorte ne méritent que l’ignominie dans cette vie, et au Jour de la Résurrection ils seront refoulés au plus dur châtiment, et Allah n’est pas inattentif à ce que vous faites » [Al-Baqarah (la vache), sourate 2, verset 85]. Alors méfiez-vous, ma sœur, d’être parmi ces personnes, et méfiez-vous de laisser votre jalousie aveugle vous conduire à ne pas aimer cette décision de la Shari’a, car il est à craindre que vous tombiez ainsi dans l’apostasie ».

Se réclamer d’un idéal amoureux exclusif et monogame est alors présenté sous les traits de Satan, auquel il faut savoir résister et répondre : « Satan – et cela peut être un Satan humain parmi des femmes – vous dira : “S’il t’aimait, il n’aurait pas épousé une autre femme en étant marié avec toi.” Alors répondez-lui : “Notre Prophète se maria à sept femmes après Aïcha alors qu’elle était la personne la plus aimée de lui, et son amour pour elle n’a jamais faibli” ».

Soap opera contre machisme

Les paragraphes de la dernière colonne sont un rappel aux règles du machisme le plus élémentaire, où on voit comment la culture télévisuelle des feuilletons sentimentaux est considérée comme une source de perversion.

Par un retournement paradoxal, là où les travaux issus des gender studies font de ces bluettes un outil de domination culturelle de la femme dans les sociétés occidentales, les islamistes de Daech y voient une intolérable ressource culturelle permettant aux femmes d’échapper au sort funeste de femmes de djihadistes.

« Alors ne faites pas attention aux déclarations des femmes sans scrupules dont les sources de référence sont des pièces ignobles et des feuilletons télé (“soap opera” dans le texte). Au lieu de ça, faites en sorte que votre exemple soit les femmes de la maison du Prophète. Et chaque sœur devrait savoir que lorsque son mari veut se marier avec une autre femme, il n’est pas obligatoire pour lui de la consulter, ni de demander sa permission, ni d’essayer et de l’apaiser. S’il le fait, c’est un acte de générosité de sa part… », proclame le magazine.

Mais cette conception moyenâgeuse des relations hommes-femmes peine visiblement à convaincre. Les épouses, premiers ferments de résistance interne à la dictature de Daech ?

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