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Débat : Le bac de philosophie, ce rite républicain

Au lycée Jacques Decour à Paris, des candidats au bac se concentrent sur les sujets de philosophie (session 2014). Fred Dufour/AFP

La dissertation de philosophie est considérée par certains comme l’épreuve reine du baccalauréat : elle inaugure le grand rite initiatique de cette semaine d’examens, capte l’attention des médias et rappelle à chacun bon ou mauvais souvenirs. Tout au long d’une journée s’égrènent sur les ondes des corrigés improvisés, ramenant tous les Français à l’unisson à cette époque fébrile, mais pleine de promesses, de leurs dix-huit ans.

Cette épreuve est même appelée à devenir « universelle », puisque, dans le cadre de la réforme du bac, la philosophie restera l’une des matières communes à toutes les spécialités. Réforme qui peine à accoucher d’un programme consensuel, jouant avec les notions comme avec des osselets, enlevant le bonheur par ci, le travail par là, les réintroduisant, suscitant de violentes controverses chez les professeurs de philosophie et au-delà…

Voilà donc un sujet qui semble susciter l’intérêt, au moins à cette période de l’année. Faut-il alors se féliciter de ce grand rite républicain ? L’histoire du baccalauréat est longue, de Napoléon Ier qui en fait un grade d’État, aux années 30 où le lycée public devient gratuit, en passant par 1924, date à laquelle les programmes deviennent identiques pour les garçons et pour les filles. L’histoire de l’enseignement de la philosophie l’est tout autant.

Face au chant des sirènes

Dans la première partie du XIXe, l’enseignement de la philosophie est dominé par Victor Cousin. En même temps qu’il institutionnalise, il lui impose durablement sa marque, que l’on peut décrire en deux traits : prévalence de l’histoire de la philosophie et éclectisme (déjà cette idée du et/et, qui masque avec habileté, et dans un souci d’intégration des systèmes contraires, un choix idéologiquement fort secondant clairement l’ordre établi.)

Comme le rappelle Lucie Rey dans son article L’héritage de Victor Cousin dans l’enseignement de la philosophie en France :

« La loi de 1802 et le décret de 1808 mettent la logique et la morale au programme des études secondaires ; le règlement de 1809 institue une année de philosophie pendant laquelle les élèves doivent apprendre les principes de la logique, de la métaphysique, de la morale et de l’histoire des opinions des philosophes : autrement dit, l’enseignement renoue manifestement avec le contenu des manuels de l’Ancien Régime. La philosophie n’est plus cette science nouvelle initiée par la Révolution : celle d’une méthode appliquée à tous les ordres d’éducation, censée former à la liberté les citoyens de la République. Elle devient un savoir à propos des premiers principes, qui garantit la fidélité à l’Empire, ainsi qu’une matière à enseigner pour les lycéens qui préparent le baccalauréat. »

L’enjeu n’est pas de débattre ici des liens entre l’épreuve de philosophie et le pouvoir en place, d’autant que mai 68 est passé par là, et que la réflexion sur l’enseignement de la philosophie a été l’objet de nombreuses études, notamment de la part de philosophes – on pense par exemple à l’ouvrage de Derrida, Du droit à la philosophie, à celui de François Châtelet, La philosophie des professeurs ou encore à la création du GREPH (Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie). Il s’agit plutôt de constater un déplacement de la ligne de front.

Le danger ne vient plus nécessairement du pouvoir institué, qui a au contraire pour tâche de garantir un enseignement libre afin de former le citoyen en devenir à la pensée critique, mais bien de la société en tant qu’elle valorise une attitude concurrente à celle de la pensée critique : celle la consommation.


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Au fond, la philosophie est aujourd’hui plus fragilisée par la production en chaine de méthodes de développement personnel d’un côté et par les promesses scientifico-techniques de l’autre, que par un dogmatisme autoritaire qui formaterait les esprits.

Et même si dogmatisme il y a, il n’a plus les armes pour concurrencer le chant des sirènes de toutes les nouvelles industries du bien-être et de l’épanouissement, ni celui d’une science capable de résoudre tous les problèmes, à condition que ces problèmes ne soient issus que de leur champ, autrement dit, qu’ils soient eux-mêmes scientifiques. Le clonage répond à un problème scientifique, non à un problème philosophique. Il est au contraire pour la philosophie un problème, plutôt qu’une solution.

Mais peut-être l’époque est-elle au rejet des « problèmes », et à cette idée naïve mais encouragée par toutes sortes de discours qu’à tout problème, il y a une solution. Ainsi, le problème de la mort serait résolu par le transhumanisme, le problème de l’entrepreneuriat par une baisse des impôts, le problème des gilets jaunes par une concertation nationale… C’est bien que la notion de problème n’a pas été élaborée : prémisse pourtant de toute réflexion philosophique.

Devenir citoyen

D’où vient l’idée qu’un problème trouve une solution ? Dans le modèle privilégié de la science. Dans la croyance en la technique. Modèle qui a irrigué les sciences humaines, à tel point qu’elles ont en partie absorbé la discipline philosophique. Il est symptomatique que les dernières librairies qui vendent des ouvrages de philosophie (excepté les librairies spécialisées), ont relégué celle-ci à une sous-catégorie des sciences humaines.

De la même manière, la pensée philosophique semble avoir déserté le champ du politique, qui l’a remplacé par une habileté technique (ce qu’on appelle la technocratie, moyen indispensable à toute gouvernance, à condition qu’il ne soit pas pris pour fin).

Ce que Husserl décryptait dans la crise de l’humanité européenne en 1935 est plus actuel que jamais :

« Il convient cependant ici, eu égard à notre problème de la crise, que nous mettions en évidence la raison pour laquelle « l’époque moderne », si fière de ses succès millénaires, théoriques et pratiques, s’abîme elle-même dans une insatisfaction croissante, bien plus, ressent sa situation comme une situation de détresse. […] Ce sont des problèmes qui, de fond en comble, proviennent de la naïveté avec laquelle la science objectiviste considère ce qu’elle nomme le monde objectif comme l’univers de tout ce qui est, sans prêter attention au fait que la subjectivité opérant scientifiquement ne peut faire valoir son droit dans aucune science objective. »

Pour autant, il ne préconise pas de se détourner de la raison au profit des émotions violentes et de la séduction de l’irrationnel qui porte alors un nom funeste, le parti national-socialiste, mais qui peut emprunter des voies moins spectaculaires :

« Moi aussi, je suis certain que la crise européenne prend ses racines dans un rationalisme qui s’égare. Mais cela ne permet pas de soutenir l’idée selon laquelle la rationalité comme telle est en soi mauvaise ou qu’elle n’a pour autant qu’une signification subordonnée dans toute l’existence humaine. La rationalité prise en son sens élevé et véritable, seul sens que nous revendiquions, en tant que sens originairement grec et devenu un idéal durant la période classique de la philosophie grecque, nécessitait assurément encore beaucoup d’élucidations réflexives ; elle est cependant appelée à conduire à un développement en direction de la maturité. »

La vocation universelle de la philosophie que Husserl croyait reconnaître dans son acte de naissance, au VIe siècle avant Jésus-Christ, chez quelques Grecs dispersés, a battu en retraite devant des finalités plus immédiates – coupes budgétaires et économies du côté de la politique, bonheur en kit du côté des charlatans de l’âme et de grandes marques qui en font un vecteur de communication.

Pourtant, il est un objectif plus proche et plus concret que cette finalité sans fin, dessinant l’horizon sans assigner aux hommes d’autre tâche que de toujours accroître la connaissance dans une visée du sens : il s’agit du devenir citoyen.

Liberté de penser

Double objectif donc de l’enseignement de philosophie : s’arracher au donné, au présupposé, au préjugé, à la tradition, s’arracher à ses certitudes, à ce que l’on croit être sa nature, ses déterminismes, son confort, s’arracher à ce qu’on nous dit, à ce qu’on nous fait croire, à la facilité ; mais aussi former son esprit critique pour dépasser son statut d’individu vers ce quasi anachronisme, le rôle de citoyen.

L’enrôlement massif et masqué dans l’armée mondialisée de consommateurs devrait pouvoir rencontrer une opposition farouche et articulée dans l’enseignement de la philosophie. Que ne lui octroie-t-on de moyens supplémentaires ?

Certes, les épreuves du baccalauréat réactivent chaque année ce désir de philosophie, cette conscience, tapie quelque part, que le monde tel qu’il va a besoin de nouvelles formes de questionnement plutôt que de réponses, que la question de l’être demeure ouverte, bien que différée par le désir de jouir. Pourtant, si la philosophie est présente comme demande, elle se paupérise à l’Université. Symptomatique est la requête qui a été faite à la philosophie universitaire, de donner des gages de « professionnalisation ».

Or pour faire de la philosophie, il faut un lieu, un espace institué et garanti par les pouvoirs publics sans finalité immédiate. C’est ce qu’on appelle la recherche fondamentale en science, mais plus largement c’est ce qu’on appelle la liberté de penser. La philosophie ne doit être subordonnée à rien d’autre qu’à cette tâche universelle, comme le rappelle Husserl. Autrement dit ne servir aucun maître. Il existe d’autres disciplines pour cela.

Epicure disait que la philosophie rapprochait l’homme des dieux. Nous avons moins d’ambition. Mais cette première épreuve est peut-être aussi l’occasion de reposer la question avec laquelle Patocka concluait son introduction pourtant si amère d’une série de conférences prononcées à Prague en 1973 :

« le soin de l’âme, qui est à la base de l’héritage européen, n’est-il pas aujourd’hui encore à même de nous interpeller, nous qui avons besoin de trouver un appui au milieu de la faiblesse générale et de l’acquiescement au déclin ? »

Ne laissons pas le soin de l’âme aux spécialistes du bien-être. Apprenons le courage. Car il s’apprend.

Analyse des sujets du bac 2018.

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