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Une femme quitte un isoloir après avoir voté à Jharia, dans la banlieue de Dhanbad, dans l’État indien du Jharkhand, le 25 mai 2024. Idrees Mohammed/AFP

Élections indiennes : le « pouvoir de la femme » attendra encore

Les femmes sont l’une des catégories sociales les plus sous-représentées dans la démocratie indienne – particulièrement au Parlement et dans les assemblées législatives des États fédérés, puisque des quotas existent dans les conseils élus au niveau local depuis la fin des années 1990.

Lors des premières élections nationales organisées après l’indépendance, en 1952, la différence de participation électorale entre hommes et femmes était de 17 points environ, et les femmes n’avaient constitué que 3 % des candidats et 4 % des députés. 72 ans plus tard, on pouvait s’attendre à ce que les élections indiennes, dont les résultats sont connus depuis le 4 juin, soient marquées par une place beaucoup plus importante pour les femmes ; pour au moins deux raisons.

Les femmes votent davantage et vont bénéficier de quotas au Parlement

La première est la réduction spectaculaire de l’écart entre les sexes concernant la participation électorale. Depuis 2019, les femmes votent au moins autant que les hommes : en 2024, leur participation a même dépassé celle des hommes dans 12 des 28 États de l’Union indienne.

Les partis politiques ont pris la mesure de cette nouvelle donne, comme en témoigne, depuis une dizaine d’années, l’importance nouvelle de politiques spécifiquement destinées aux femmes mises en œuvre par les différents partis au pouvoir dans les États, comme la gratuité des transports urbains pour toutes les femmes, par exemple.

La deuxième raison pour laquelle ces élections auraient pu marquer un tournant est l’adoption, il y a moins d’un an, d’un projet de loi établissant des quotas d’un tiers des sièges pour les femmes au Parlement national et dans les assemblées législatives des États.

Ce projet de loi était dans les limbes parlementaires depuis son introduction à la Lok Sabha (la Chambre basse du Parlement) en 1996. Mais en septembre 2023, le gouvernement créa la surprise en annonçant son soutien à cet amendement constitutionnel – ce qui garantissait son adoption, puisque le BJP (le parti de Narendra Modi) disposait alors de la majorité absolue à la Chambre basse.

Cette réforme électorale fut présentée avec une solennité extrême : annoncée lors de l’inauguration du nouveau siège du Parlement indien – et donc signe de l’entrée de la démocratie indienne dans une nouvelle ère – elle fut renommée Nari Shakti Vandan Adhinyam (qu’on pourrait traduire par « loi qui célèbre le pouvoir de la femme »), et Narendra Modi, dans son discours introductif, émit l’hypothèse que Dieu l’avait choisi pour enfin donner aux femmes « leurs droits et leur pouvoir ».

Toute la pompe de cette communication politique ne suffit cependant pas à occulter le fait que ces quotas électoraux, attendus depuis si longtemps, devraient en réalité attendre encore : le projet de loi – adopté à la quasi-unanimité – prévoit en effet que la sélection des circonscriptions réservées aux femmes ne pourra se faire qu’après la mise à jour du découpage électoral, qui ne peut lui-même intervenir qu’après le prochain recensement. Or ce dernier, qui aurait dû avoir lieu en 2021, a été repoussé du fait de la pandémie de Covid-19, et n’est toujours pas à l’ordre du jour. Le Nari Shakti Vandan Adhinyam est donc essentiellement une promesse faite aux femmes.

Mais cette promesse généra un débat parlementaire nourri, dont on pouvait penser qu’il aurait un impact. En effet les députés, et surtout les députées, se succédèrent pour, selon leur parti, saluer la grandeur du premier ministre ou dénoncer un progrès en trompe-l’œil ; mais un consensus se fit entendre, sur l’idée qu’une représentation politique plus importante est essentielle au progrès de la condition des femmes en Inde.

Le Trinamool Congress, l’exception qui confirme la règle ?

Sept mois après ce débat, les partis politiques avaient la possibilité de joindre le geste à la parole – mais très peu l’ont fait.

Au départ de la compétition électorale de 2024, le BJP a confié 16 % de ses investitures à des femmes ; et le Parti du Congrès 12,5 % seulement. Ce sont les partis régionaux qui ont fait la plus grande place aux femmes : parmi les plus importants, le Biju Janata Dal en Orissa (33 % de candidates), le Rashtriya Janata Dal au Bihar (29 %) et le Trinamool Congress au Bengale occidental (25 %). En moyenne, les femmes ne constituaient que 9,5 % des 8 360 candidats en lice pour les 543 sièges de la Lok Sabha ; et dans 150 circonscriptions, aucune femme ne figurait parmi les candidats.

À l’arrivée, seulement 14 % des élus sont des élues – soit un peu moins que lors des élections de 2019 – ce qui démontre, si nécessaire, que seuls des quotas peuvent faire progresser significativement la présence des femmes au Parlement.

Trois partis seulement comptent plus de 10 % de femmes parmi leurs élus : le BJP et le Congrès (13 % de députées chacun), et surtout le Trinamool Congress (TMC, 38 %). Il faut s’arrêter sur ce parti, qui est aussi l’un des très rares à être dirigés par une femme, Mamata Banerjee. Celle-ci est aujourd’hui ministre en chef (c’est-à-dire cheffe du gouvernement d’un État fédéré) du Bengale occidental. Elle est aujourd’hui la seule femme dans ce cas, et sans doute la seule femme leader de masse en Inde – car Mayawati, cheffe du Bahujan Samaj Party en Uttar Pradesh, État dont elle a été par le passé à trois reprises ministre en chef, est très en retrait de la scène politique depuis plusieurs années, et son parti n’a remporté aucun siège lors du dernier scrutin.

Mais « Mamata », comme beaucoup l’appellent en Inde, est unique à d’autres égards : elle n’appartient à aucune dynastie politique ; elle n’a pas de mentor masculin ; enfin, elle s’affirme depuis dix ans comme une championne de la représentation politique des femmes.

Serait-elle, alors, la première leader de masse féministe en Inde ? Trois faits permettent de le penser.

Tout d’abord, depuis 2014, son parti critique avec constance la position dévalorisée des femmes. Le site web du TMC met ainsi en avant, parmi les priorités du gouvernement, des questions telles que l’éducation des filles ou le taux de mortalité maternelle.

Ensuite, Mamata Banerjee elle-même soutient les femmes au sein de son parti et invite les électrices à voter pour elles. Elle vise explicitement à atteindre une certaine égalité des sexes, au moins en politique. À partir de 2014, elle a ainsi confié à des femmes une grande partie des investitures, à toutes les élections. Cette année-là, lors des élections nationales, 35 % des candidats du TMC étaient des femmes (41 % en 2019). Lors des élections municipales de 2015, 66 % des candidats du parti étaient des femmes, de même que 17 % des candidates pour les élections régionales de 2021.

En outre, Mamata a choisi une femme, Mahua Moitra, comme porte-parole nationale du parti. Cette dernière, députée depuis 2019, s’est fait connaitre pour la vigueur de ses prises de parole au Parlement, où elle critiquait sans relâche les politiques du BJP. Devenue la bête noire du parti au pouvoir, elle fit l’objet d’une procédure d’expulsion en décembre 2023, mais vient d’être réélue.

Toutefois, lors de la dernière campagne électorale, Mamata Banerjee a mis l’accent sur le sécularisme plus que sur l’égalité de genre – le Bengale occidental compte une forte proportion de musulmans, et Banerjee se pose en défenseuse de leur citoyenneté à part entière.

Les droits des femmes, sujet périphérique de la campagne électorale

De fait, les « questions féminines » ont été largement absentes du débat public autour de la campagne électorale – à l’exception d’un scandale politico-sexuel, vite étouffé toutefois. Au Karnataka, il fut révélé en avril que Prajwal Revanna, candidat, élu sortant et membre d’une des grandes familles du Janada Dal (Secular) – parti allié du BJP –, avait agressé sexuellement plusieurs femmes, filmé ces agressions, et fait circuler très largement ces courtes vidéos. Après avoir voté, Prajwal Revanna s’était envolé pour l’Allemagne ; suspendu de son parti, poursuivi par une « Special investigation team » diligentée par le gouvernement (dominé par le Parti du Congrès) de l’État, il a été arrêté à son retour en Inde le 31 mai. Sa candidature n’a pour autant pas été invalidée, mais il a été battu dans sa circonscription.

Au terme de cette très longue élection, le BJP a perdu sa majorité et va devoir gouverner au sein d’une coalition dans laquelle ses principaux partis alliés sont le JD(U) et le Telugu Desam Party, qui a remporté les élections régionales (tenues en même temps que les législatives) dans l’État méridional de l’Andhra Pradesh. Il y a peu de raisons de croire que ce nouveau gouvernement sera très différent du précédent en ce qui concerne les femmes.

On peut donc s’attendre à la poursuite de programmes qui favorisent l’accès des plus démunis, y compris des femmes, à des biens essentiels (logement, gaz domestique…) mais qui n’affectent guère des questions majeures telles que l’accès très limité des femmes au marché du travail ou la perpétuation des violences à leur encontre.

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