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Elvis Presley, l’allégorie du consumérisme américain

Elvis Presley penché sur une barrière, il smeble perdu dans ses pensées.
Pour définir Elvis, cela dépend vraiment à qui vous demandez. Don Cravens/Getty Images

Dans le film Elvis de Baz Luhrmann, sorti le 22 juin en France, une scène reprend de réelles conversations entre Elvis Presley et Steve Binder, le réalisateur d’une émission spéciale de la chaîne de télévision NBC en 1968 qui a marqué le retour du chanteur sur scène.

Binder, un iconoclaste peu impressionné par les dernières productions de Presley, avait poussé Elvis à puiser dans son passé pour redonner vie à une carrière bloquée par des années de films et d’albums de bandes originales médiocres. Selon le réalisateur, leurs échanges ont laissé l’artiste plongé dans un profond examen de conscience.

Dans la bande-annonce du biopic de Luhrmann, une portion de cet échange est mis en scène : Elvis, interprété par Austin Butler, dit à la caméra : « Je dois retrouver qui je suis vraiment ». Deux images plus tard, Dacre Montgomery, qui joue le rôle de Binder, demande : « Et qui es-tu, Elvis ? »

En tant que spécialiste de l’histoire du Sud qui a écrit un livre sur Elvis, je me pose toujours cette même question.

Presley n’a jamais écrit de mémoires. Il n’a pas non plus tenu de journal intime. Une fois, lorsqu’il a été informé qu’une biographie potentielle était en préparation, il a émis des doutes quant à l’existence même d’une histoire à raconter. Au fil des ans, il s’est soumis à de nombreuses interviews et conférences de presse, mais la qualité de ces échanges était irrégulière et souvent caractérisée par des réponses superficielles à des questions encore plus superficielles.


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Sa musique aurait pu être une fenêtre sur sa vie intérieure, mais comme il n’était pas un auteur-compositeur, ses productions musicales dépendaient des mots des autres. Même les rares perles plus introspectives – des chansons comme « If I Can Dream », « Separate Ways » ou « My Way » – n’ont pas permis de percer à jour cet homme entouré de mystères.

L’enquête philosophique de Binder n’était donc pas seulement philosophique. D’innombrables fans et spécialistes ont longtemps voulu savoir : Qui était vraiment Elvis ?

Un indicateur des tendances idéologiques

La réponse à la question « qui est Elvis Presley ? » peut dépendre de quand et à qui vous posez la question. À l’aube de sa carrière, ses admirateurs comme ses détracteurs le surnommaient le « Hillbilly Cat » (race de chat natif des États-Unis). Puis il est devenu le « Roi du Rock ‘n’ Roll » un monarque musical que les promoteurs ont placé sur un trône mythique.

Mais pour beaucoup, il a toujours été le « roi de la culture « white trash » (ploucs blancs) – une allégorie de la réussite à l’américaine (« rags-to riches », de la misère à la richesse), qui n’a jamais vraiment convaincu les plus hautes sphères de la société américaine de sa légitimité.

Un homme aux yeux bleus et avec favoris parle dans un microphone
Elvis Presley lors d’une conférence de presse au Madison Square Garden à New York en 1972. Art Zelin/Getty Images

Ces identités superposées reflètent le mélange provocant de classes, races, sexes, de l’identité régionale et du showbusiness qu’Elvis incarnait.

L’aspect le plus controversé de son identité est peut-être son rapport à la race. En tant qu’artiste blanc ayant largement profité de la popularisation d’un style associé aux Afro-Américains, Presley, tout au long de sa carrière, a travaillé dans la suspicion d’une appropriation culturelle et raciale.

Ce lien était à la fois complexe et ambigu.


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Le trompettiste Quincy Jones a rencontré Presley et a travaillé avec lui au début de l’année 1956 en tant que directeur musical de l’émission Stage Show de CBS-TV. Dans son autobiographie de 2002, Jones a noté qu’Elvis devrait être classé avec Frank Sinatra, les Beatles, Stevie Wonder et Michael Jackson parmi les plus grands innovateurs de la musique pop. Cependant, en 2021, alors que le climat racial est en pleine évolution, Jones qualifiait Presley de raciste invétéré.

Elvis semble servir de baromètre pour mesurer les diverses tensions de l’Amérique, donnant moins d’information sur Elvis lui-même et plus sur les États-Unis.


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Vous êtes ce que vous consommez

Mais je pense qu’il y a une autre façon de penser à Elvis qui pourrait remettre en contexte beaucoup de questions qui l’entourent.

L’historien William Leuchtenburg a un jour qualifié Elvis Presley de « héros de la culture de la consommation », une marchandise fabriquée qui tient plus de l’image que de la substance.

Cette opinion, aussi péjorative qu’incomplète, ne tenait pas compte de la façon dont le consumérisme ambiant a pu façonner Elvis avant même qu’il ne devienne un artiste.

Presley est un adolescent quand l’économie de consommation d’après-guerre est à son apogée. Produit d’une richesse sans précédent et d’envies refoulées causées par la Grande Dépression et les sacrifices de guerre, elle offrait des possibilités presque illimitées à ceux qui cherchaient à se divertir et à se définir.

L’adolescent de Memphis, au Tennessee, a profité de ces opportunités. En s’inspirant de l’idiome « on est ce que l’on mange », Elvis est devenu ce qu’il a consommé.

Au cours de ses années formatrices, il fait ses achats chez Lansky Brothers, une boutique de vêtements sur Beale Street qui habille les artistes afro-américains et lui fournit des ensembles rose et noir d’occasion.

Photo en noir et blanc, un homme danse
Elvis Presley, icône du rock des années 1950. Flickr

Il a écouté la radio WDIA, où il s’est imprégné des airs de gospel et de blues, ainsi que du jargon des disc-jockeys noirs. Il écoute en particulier l’émission « Red, Hot, and Blue » de WHBQ, où Dewey Phillips fait tourner un mélange éclectique de R&B, de pop et de country. Il visitait les magasins de disques tel que Poplar Tunes et Home of the Blues, où il achetait la musique qui dansait dans sa tête. Et dans les cinémas Loew’s State et Suzore #2, il regardait les derniers films de Marlon Brando ou de Tony Curtis, imaginant dans le noir comment reprendre leurs mimiques, leurs favoris et leurs cheveux gominés.

En bref, il glanait dans la culture de consommation naissante de la nation le personnage que le monde finirait par connaître. Elvis y a fait allusion en 1971 quand il reçoit son Jaycees Award en tant que l’un des Dix Jeunes Hommes remarquables du pays.

« Quand j’étais enfant, Mesdames et Messieurs, j’étais un rêveur. Je lisais des bandes dessinées et j’étais le héros de la bande dessinée. Je voyais des films, et j’étais le héros du film. Ainsi, tous mes rêves se sont réalisés cent fois… J’aimerais dire que j’ai appris très tôt dans ma vie que “sans une chanson, la journée ne se termine jamais. Sans une chanson, un homme n’a pas d’ami. Sans une chanson, le chemin ne mène nulle part. Sans une chanson”. Alors, je vais continuer à chanter des chansons. »

Dans ce discours de remerciement, il a cité « Without a Song », un air connu interprété par des artistes tels que Bing Crosby, Frank Sinatra et Roy Hamilton – en présentant les paroles comme si elles s’appliquaient directement à ses propres expériences de vie.

Une question lourde de conséquences

Cela fait-il d’Elvis une sorte « d’enfant bizarre et solitaire en quête d’éternité », comme Tom Parker, impresario américain joué par Tom Hanks, le dit à un Presley adulte dans le nouveau film « Elvis » ?

Je ne le pense pas. Je le vois plutôt comme quelqu’un qui a simplement entièrement dévoué à la consommation, un comportement qui n’est pas rare à la fin du XXe siècle. Les spécialistes ont noté qu’alors que les Américains se définissaient autrefois par leur généalogie, leur travail ou leur foi, ils ont commencé à s’identifier de plus en plus par leurs goûts, et, par procuration, par ce qu’ils consommaient. Elvis a fait de même en façonnant son identité et en pratiquant son métier.

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Cela se voit aussi dans la façon dont il passe la plupart de son temps libre. Travailleur infatigable sur scène et dans les studios d’enregistrement, ces activités lui demandaient néanmoins relativement peu de temps. Pendant la majeure partie des années 1960, il tourne trois films par an, chacun ne prenant pas plus d’un mois à réaliser. C’était l’étendue de ses obligations professionnelles.

De 1969 à sa mort en 1977, seuls 797 jours sur 2 936 ont été consacrés à des concerts ou à des enregistrements en studio. La plupart de son temps était consacré aux vacances, au sport, à la moto, au karting, à l’équitation, à la télévision et à la nourriture.

Au moment de sa mort, Elvis n’est plus que l’ombre de lui-même. En surpoids, désœuvré et intoxiqué, il semblait épuisé. Quelques semaines avant sa mort, une publication soviétique le décrit comme une « épave » – un produit « impitoyablement » jeté au rebut, victime du système consumériste américain.

Elvis Presley a prouvé que le consumérisme, lorsqu’il est canalisé de manière productive, peut être créatif et libérateur. Il a également démontré que si il n’était pas maîtrisé, il pouvait être destructeur et vide de sens.

Le film de Luhrmann promet de révéler beaucoup de choses sur l’un des personnages les plus captivants et les plus énigmatiques de notre époque. Mais il me semble qu’il en dira aussi beaucoup aux Américains sur eux-mêmes.

« Qui es-tu, Elvis ? », demande la bande-annonce de manière obsessive.

La réponse est peut-être plus simple que nous ne le pensons. Il est chacun d’entre nous.

This article was originally published in English

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