Entre octobre 2016 et février 2017, j’ai mené une ethnographie au sein du parti Islam – un parti musulman belge à l’origine de nombreuses controverses – avec l’accord de ses membres. Mon travail de recherches m’a mené à un ouvrage, paru en octobre, Le parti Islam. Filiations politiques, références et stratégies, aux éditions Academia.
L’accueil par le parti fut bienveillant et le terrain se déroula dans une atmosphère relativement apaisée. Durant cinq mois, je mis en œuvre une observation participante dite « périphérique » – selon la typologie établie par le sociologue Raymond Gold (1958) – au sein et autour du parti Islam. Écrire « au sein » est ici un abus de langage dans la mesure où le parti ne disposait pas d’un local où il aurait pu se réunir périodiquement, il se retrouvait dans des appartements privés.
De plus, son « noyau dur » étant composé en grande partie de travailleurs à temps plein, les rencontres étaient donc prioritairement réservées aux soirées et aux week-ends. Observation « périphérique » car je ne fus jamais un membre actif du parti, je ne distribuai aucun tract ni ne fus sollicité pour aucune action. J’avais été accepté en tant qu’observateur et je pris la décision de tenir ce rôle.
Certes je fus soupçonné de diverses allégeances secrètes (médias, renseignements, etc.) autant que je dus composer avec les tentatives d’instrumentalisations multiples de la part des membres du parti (le livre comme futur produit publicitaire, devenir l’« anthropologue du parti » ou l’« assistant parlementaire du futur député Islam », etc.) mais ceci fut négligeable en regard de cette autre certitude : l’exposition médiatique du parti impliquait, à court terme, la mienne, appelé à répondre ici de la « dangerosité » du groupe Islam et là au lieu commun de « l’arbre qui cache la forêt » d’une « islamisation » rampante du pays. Bref, l’ethnologue était alors transformé en juge et les hypothèses de recherche en préoccupations morales.
« L’État islamique de Belgique », les coulisses d’un strike médiatique
En 2012, le parti Islam est fondé à Bruxelles. À la fois référence explicite et revendiquée à la religion musulmane et acronyme d’« Intégrité, Solidarité, Liberté, Authenticité, Moralité », il propulse aux élections communales belges de la même année deux de ses trois candidats – qui constituaient également le trio fondateur du parti et la totalité du groupe – dans deux conseils communaux bruxellois (respectivement Lhoucine Aït-Jeddig à Molenbeek et Redouane Ahrouch à Anderlecht).
Aux élections communales d’octobre 2018, le parti a échoué à conserver ses élus et réalisé des scores bien moindres qu’en 2012, et ce malgré une exposition médiatique dont il n’avait pu bénéficier alors. À Molenbeek, il passe entre 2012 et 2018 de 1 478 voix à 695 et à Bruxelles-Ville de 1 833 à 1 125.
Les interventions médiatiques de ceux qui se présenteront comme les « premiers véritables élus musulmans de Belgique » – principalement Redouane Ahrouch – seront à l’origine de nombreuses déclarations massivement relayées et commentées dans l’espace médiatique belge.
Ils exposent, entre autres, leur volonté de créer un « État islamique de Belgique », d’établir une « sharî’a occidentale » ou encore une « démocratie islamiste ».
Le 25 octobre 2012, ils organisent leur première conférence de presse dans laquelle le récent élu anderlechtois réalisera son premier « strike communicationnel », pour paraphraser la métaphore qu’il emploiera lors d’un entretien.
À dire vrai, les mots sharî’a et État islamique n’apparaissent pas dans le programme, ni ne sont prononcés lors de la conférence de presse à proprement parler mais après, lors de l’interview par la RTBF de Redouane Ahrouch.
Cette courte intervention permettra au parti d’acquérir une visibilité nationale, voire internationale, sans précédent par rapport aux formations politiques bruxelloises antérieures (Parti Citoyenneté Prospérité, Parti Jeunes Musulmans, Noor, Musulmans.be) dont il constitue le dernier avatar.
« Une histoire méconnue »
L’apparition fulgurante du parti Islam dans la sphère médiatique, a donné soit l’illusion de son caractère anhistorique, soit a indiqué une possible filiation politique timidement établie au travers de quelques noms de personnes ou de partis. Mais, globalement, c’est avant tout un parti dont on ne sait presque rien et sur lequel, parfois, se greffent différents fantasmes.
C’est pourquoi le premier objectif de ce livre était de reconstituer la généalogie de cette activité politique musulmane sur Bruxelles, par l’imbrication d’une histoire « documentée » avec la mémoire que les acteurs en ont.
Le document ethnographique ainsi créé, qui laisse une grande place à la parole des acteurs, nous fait remonter aux années 1990 avec la fondation du Centre Islamique Belge (CIB, à ne pas confondre avec le CICB, le Centre Islamique et Culturel de Belgique), qui était auparavant une association sans but lucratif (Jeunesse bruxelloise sans Frontières), cofondée à Molenbeek par l’ancien imam franco-syrien d’Aix-en-Provence, Bassam Ayachi, et le médiatique converti, surnommé « Barberousse », Jean‑François Bastin. Les jeunes étaient alors formés à la « gestion et à l’administration d’un État islamique » (Redouane Ahrouch) et appelés à rejoindre les talibans en Afghanistan. C’était le temps de « l’émirat » dira Redouane Ahrouch.
Pressions
Suite à la pression nouvelle exercée par l’État et par l’apparition – ou la réactivation – de la figure du « djihadiste » dans l’opinion publique après l’électrochoc des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le répertoire d’actions locales est considéré comme devant être étoffé. C’est ainsi qu’émergera le Parti Citoyenneté et Prospérité en 2002, destiné à « emmerder l’État belge »(Redouane Ahrouch) dans un contexte post-attentats où le CIB sentait qu’il était devenu une « cible ».
L’ancien conseiller communal anderlechtois Redouane Ahrouch tirera de ce compagnonnage avec Jean‑François Bastin et de son intérêt pour la politique belge la volonté de rediriger vers le plat pays un projet qui ne le concernait préalablement pas, celui de devenir un « État islamique ». C’est de cette filiation dont le parti ISLAM est la dernière initiative.
« Nourrir l’épouvante »
Entre 2012 et 2018, la provocation médiatique à des fins de visibilisation dans l’espace public devient la stratégie quasi exclusive d’ISLAM. En effet, le trio fondateur, qui use de provocation afin de s’exposer, participe également à l’alimentation d’un climat d’épouvante lui-même maintenu par un flou terminologique caractérisé par une interchangeabilité de termes en « isme », comme le note le chercheur en sciences politiques Haoues Seniguer : intégrisme, fondamentalisme, islamisme, salafisme, communautarisme, etc.
Ainsi, il remarque que la notion de « radicalisation » (radicalisme) qui est aujourd’hui d’un usage courant autant que sa « prévention » est l’objet de politiques publiques, est victime d’un amalgame qui établit l’idéologie extrême et le passage à l’acte violent comme indissociables et dès lors, il semble difficile d’appréhender l’individu « radical » en-dehors de la pente terroriste sur laquelle il serait invariablement engagé. Bref, radicalisme et terrorisme deviennent des notions interchangeables.
Cette stratégie de provocation sensationnelle – autant que contextuelle – s’exprimera également au travers du bref partenariat avec l’ex-député du Parti Populaire Laurent Louis (2014), qu’on peut situer à l’extrême-droite de l’échiquier politique, tandis qu’elle en compromettra d’autres et rendra finalement impossible les tentatives de structuration ou de diversification entamées en interne par les nouveaux membres (2016) qui se virent constamment opposer une résistance de la part du « noyau dur ».
Ces tensions sont apparues progressivement et concernaient la volonté d’ouverture et de transparence, mais aussi la redistribution progressive du pouvoir et de l’influence au sein du parti. Si le nom du parti ne faisait pas l’unanimité, le refus de transparence vis-à-vis de l’origine des financements, la volonté quasi explicite de maintenir le parti à un petit groupe et d’en exclure les femmes, l’absolue nécessité de toujours passer par le trio et le refus de discuter comme de voter les points du programme, furent progressivement des motifs sérieux de discorde.
Finalement, ces nouveaux membres seront à l’origine de la scission du groupe ISLAM (2017-2018) et à la naissance d’un nouveau parti, Salem, qui s’est d’ailleurs présenté aux élections communales du mois d’octobre 2018, sans réaliser de scores notables.
« Il ne s’agit pas d’un monolithe idéologique »
La formation partisane ISLAM constitue une expression de « branchements » déjà réalisés au cours du XIXe et du XXe siècle. Il lie ainsi participation aux systèmes électoraux, à un pouvoir libéral, organisation en partis politiques et volonté d’établissement d’un État islamique (qui recoupe la conception européenne traditionnelle de l’État).
Mais, ce faisant, il est lui-même à l’origine de branchements inédits entre des événements historiques symboliques comme celui de la république du Rif d’Abdelkrim El Khattabi, la réalité politique et administrative de la Belgique, le discours d’unité de l’islam propre aux Frères musulmans et les positions d’un marja’ controversé – le marja est une source, une référence religieuse dans l’islam chiite –, de la ville de Qom (Iran).
Cette reconfiguration des références et des identités fait sens dans un monde globalisé où l’on observe une redéfinition des rapports politiques, une accélération du phénomène d’hybridation et de ces « branchements » inédits rendus possibles depuis la révolution digitale.
Ces ancrages idéels multiples s’expriment toutefois dans une « localité » précise, ce sont des ailleurs ancrés ; c’est en cela que le parti se considère comme un jalon de l’émancipation de la communauté musulmane de Belgique, instrumentalisée au même titre que sa religion qui serait, selon eux, devenue le « bouc-émissaire » de l’Occident dans un « monde post-URSS ».
Cet ouvrage entend témoigner, même dans le cas d’un groupe aussi décrié que celui du parti ISLAM, d’un individu qui ne se laisse plus penser comme étant inféodé à un système centré ou hiérarchique (à l’instar du « rhizome » chez Deleuze et Guattari).
Pris dans la tempête médiatique
Plusieurs tempêtes médiatiques eurent lieu autour du parti ISLAM et je fus moi-même projeté dans l’une d’elles. Les réactions consécutives à mon apparition à la télévision (RTBF) et dans la presse furent nombreuses et il est crucial de souligner qu’elles vinrent tantôt m’accuser, tantôt me soutenir, bref elles furent une modalité psychologique dans laquelle j’ai dû engager l’écriture de ce livre.
Les controverses au sujet de la juste distance, de l’implication militante et de la neutralité rencontrent celles de la position du chercheur dans l’espace public médiatique, tout à la fois légitimé par un statut « d’expert » et enfermé la plupart du temps dans un rôle de « commentateur » du réel.
C’est l’une des raisons pour lesquelles l’ouvrage devait, nécessairement, s’ouvrir par un chapitre réflexif. Quel peut être l’intérêt de plonger le lecteur dans l’antichambre des résultats produits ? N’est-ce pas l’affaire d’un carnet de terrain, d’un journal intime (qui se confondent bien souvent d’ailleurs) ? L’une des réponses à cette vaste question apparaît d’elle même lorsqu’un chercheur se trouve par exemple contraint de rassurer quant à sa « moralité », ce fut le cas de Daniel Bizeul, le sociologue français qui fit une enquête chez les militants du Front national en France. Bizeul fut un grand secours méthodologique dans mon cas, car il avait établi un précédent dans la littérature.
Il nous faut continuer la description de ce chercheur, celui qui évolue sur un mince défilé : d’un côté, avoir sur ses contradictions morales une lucidité suffisante que pour ne pas rédiger un texte à charge ou faire terrain sans empathie, de l’autre se refuser absolument à égaliser toutes les conduites, au risque de devenir « partisan » malgré soi.
_L’auteur vient de publier « Le parti Islam. Filiations politiques, références et stratégies », aux éditions Academia.