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En Corse, un scrutin décisif et boudé ?

Collectivité Territoriale de Corse à Ajaccio (ancien Grand Hôtel Continental) leecohen / Flickr, CC BY

« La collectivité de Corse constitue, à compter du 1er janvier 2018, une collectivité à statut particulier au sens de l’article 72 de la Constitution, en lieu et place de la collectivité territoriale de Corse et des départements de Corse-du-Sud et de Haute-Corse. » Au vu de cette disposition de la loi NOTRe du 7 août 2015, les élections des 6 et 13 décembre 2015 ont en Corse une dimension particulière, en ce qu’elles promettent une mandature courte et focalisée sur un projet institutionnel déjà plusieurs fois battu en brèche – y compris en Corse en 2003 : celui de la fusion des collectivités régionale et départementales.

Pourtant, ce scrutin paraît porteur d’enjeux bien plus saillants, sur un plan tant politique qu’économique. Et quoique ces enjeux soient pour la plupart spécifiques à l’île, ils ne peuvent rester ignorés ailleurs. En dernière instance, ce sont les formes de l’intégration de l’île à la République française qui sont posées avec une acuité nouvelle. Pourtant, et là réside le paradoxe : alors que ces élections sont très incertaines et que la prochaine majorité affrontera de très grands défis, tout indique que l’abstention sera très élevée au premier tour.

Une compétition plus ouverte que jamais

Cinq listes de gauche, trois listes de droite, trois listes nationalistes et une liste FN se présentent aux suffrages des Corses en 2015. Ce total de douze listes est loin du record établi en 2004 de 19 listes. En revanche, non seulement l’hypothèse d’alliances composites est plausible, mais c’est la première fois que chacun des trois grands blocs – gauche, droite et nationalistes – peut véritablement l’emporter. Absent de l’Assemblée de Corse depuis 1992, le Front national est en mesure d’y revenir, mais – malgré son résultat aux dernières présidentielles (24,39 %) – ne devrait y occuper qu’une place marginale.

À l’inverse, la récente progression des nationalistes corses en fait des postulants sérieux à la victoire. En réunissant 35,74 % des voix au deuxième tour des élections de 2010, les deux listes nationalistes avaient plus que doublé le résultat de 2004. Cela fut confirmé lors des législatives de 2012, où pour la première fois deux candidats nationalistes sont parvenus au deuxieme tour, puis lors des municipales de 2014, où pour la première fois un nationaliste est devenu maire d’une commune importante, celle de Bastia.

Cette progression révèle une mutation essentielle. La Corse est souvent présentée comme un territoire où le clientélisme et – plus largement – les relations interpersonnelles constituent un pilier essentiel du système politique, ce qui impliquait classiquement fidélité et stabilité électorale. Or, au niveau régional, c’est au contraire une grande volatilité qui caractérise le comportement de l’électorat corse.

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Cette volatilité démontre que dans le cadre de la circonscription régionale, il est illusoire de s’appuyer sur les seules relations interpersonnelles. Certes, plusieurs listes demeurent construites comme des agrégations d’élus locaux, lesquels sont des agents électoraux très influents. Comme en 2010, la liste du président sortant, Paul Giacobbi, en est emblématique puisque sur 51 candidats, 38 exercent un ou plusieurs mandat(s) électif(s) : six conseillers départementaux, 19 maires, cinq maires adjoints, dix conseillers municipaux, etc. Néanmoins, l’efficacité de ce modèle paraît amoindrie. Lors du premier tour de 2010, Paul Giacobbi obtint plus de 50 % des suffrages dans 55 communes (sur 360), mais des résultats très décevants dans le département de Corse-du-Sud et dans la plupart des dix communes comptant le plus d’inscrits.

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En recueillant des résultats extrêmement variables selon les lieux, ces agrégations d’élus locaux compliquent les prévisions électorales ; la marge d’erreur étant certainement supérieure en ce qui les concerne. En outre, de nombreuses listes sont très proches des seuils de fusion des listes (5 %) et de maintien au deuxieme tour (7 %), ce qui accroît fortement les incertitudes quant aux stratégies d’alliances.

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Un agenda politique surchargé

La spécificité est devenue une thématique saillante du débat politique en Corse bien avant le statut particulier de 1982. Elle est aujourd’hui une sorte de prisme général qui conditionne le traitement de nombreux sujets – transports, éducation, environnement, etc. –, mais intéresse spécialement les questions des institutions, de l’identité et de la fiscalité.

Ces dernières ont acquis une centralité encore jamais atteinte lors de la mandature qui s’achève, alors que le programme de la liste victorieuse d’union de la gauche ne prévoyait aucunement une telle orientation. Il s’est ici bien agi d’un nouvel agenda voulu par le président Giacobbi, et l’Assemblée de Corse a notamment adopté des délibérations demandant :

  1. La délégation de la compétence du Parlement en matière de fiscalité successorale ;

  2. Un statut de co-officialité de la langue corse ;

  3. L’inscription de la Corse dans la Constitution, et un pouvoir d’adaptation législative et réglementaire sur habilitation du Parlement ou du gouvernement ;

  4. Un statut de résident conditionnant l’achat foncier ou immobilier à ceux qui résident sur l’île à titre principal depuis au moins cinq ans.

Le gouvernement a rejeté ces revendications qui impliquent toutes une révision de la Constitution. Certes, cette opposition était prévisible au regard des atteintes aux principes de la République, de l’impossibilité de réunir une majorité suffisante au Congrès, etc. Toutefois, il est probable qu’en Corse elle renforce surtout le discours de ceux qui contestent le plus fortement les liens unissant l’île à la France, à savoir les nationalistes. Si ces derniers accédaient au pouvoir, le mode de relations entre la collectivité et l’État pourrait ainsi sensiblement évoluer.

La demande de création d’une collectivité unique a, elle, bien été validée, mais le processus sera difficile à finaliser. Non seulement celui-ci associera deux ou trois majorités politiques diverses, mais de nombreux élus restent très attachés à l’échelon départemental. Le gouvernement a voulu limiter les risques en définissant les bases de la future collectivité de façon assez rigide, mais cette rigidité pourrait, elle aussi, générer de nouvelles tensions.

Cette place occupée par les enjeux institutionnels semblerait occulter les enjeux économiques et sociaux qui sont la priorité des Corses. En un an, le chômage a augmenté près de deux fois plus vite qu’au niveau national, et le taux de pauvreté s’élève à 20,4 % contre 14,3 % en France métropolitaine. En outre, le secteur privé est très largement dominé par quelques secteurs – tourisme, construction, grande distribution – où la part des emplois dits « peu qualifiés » est prépondérante.

Néanmoins, les débats relatifs au Plan d’Aménagement et de Développement durable de la Corse ont mis en évidence de profonds clivages en matière de choix de développement, et les candidats – y compris les nationalistes – ont placé les enjeux économiques et sociaux au centre de leur campagne. Aussi est-il exagéré de parler d’une hégémonie des questions institutionnelles.

La forte abstention attendue au premier tour pourrait plutôt relever :

  1. d’un malaise éthique, sachant notamment que le président Giacobbi lui-même est mis en examen pour détournement de fonds publics ;

  2. d’un déficit d’efficacité des organisations politiques, qui seraient insuffisamment adaptées aux nouvelles formes de sociabilité, plus urbaines, plus individualistes, plus numériques, etc. ;

  3. d’une difficulté pour une part importante des citoyens à apprécier l’impact concret des politiques de la collectivité.

Le résultat de ces élections très incertaines sera selon moi déterminé par quatre principaux facteurs : les qualités de communicant du leader, le niveau de mobilisation des militants, les écarts à l’issue du premier tour, et le potentiel d’alliances en vue du deuxième tour. Au demeurant, quel que soit le vainqueur, celui-ci aura à faire face à un agenda très lourd, et mettant en cause tant le rapport de l’île à la République française que les structures du système politique corse. Cela ne saurait encourager l’indifférence.

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