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Enquêter sur les sciences sociales à l’université : comment sortir des polémiques sur l’« islamo-gauchisme » ?

Ne pourrait-on pas adosser les prises de position sur des connaissances rigoureuses et éviter les pétitions à répétition au fil desquelles deux camps s’affirment s’opposent sans réellement débattre? Shutterstock

Avec l’« islamo-gauchisme », le débat public tourne à la polémique embrouillée, et à la controverse bien peu scientifique.

Ne pourrait-on pas aborder les choses autrement, et adosser la réflexion et les prises de position sur des connaissances rigoureuses et des informations précises ? Cela ne vaudrait-il pas mieux que les déclarations politiciennes et les pétitions à répétition où l’on se compte par dizaines ou par centaines et au fil desquelles deux camps s’affirment sans réellement débattre ?

Et dans cet esprit, pourquoi ne pas saisir au vol le projet d’une « enquête sociologique » formulée par la ministre Vidal, qui a annoncé vouloir la confier au CNRS, et envisager sur le fonds un ensemble de problèmes qui ne se résument pas à un néologisme agressif et à quelques mots-clés, à commencer par « intersectionnalité », qui fait figure de repoussoir pour les uns, de signe de ralliement pour les autres ?

Nécessité d’une enquête indépendante

Ce n’est pas injurier le CNRS que de dire qu’il ne peut lancer une telle enquête : il serait en effet juge et partie, puisqu’en sciences humaines et sociales, ses personnels, et pas seulement ses chercheurs mènent fréquemment leurs activités au sein de laboratoires universitaires, et notamment d’unités mixtes de recherche qu’il cofinance.

Une enquête devrait être indépendante et scientifique. On pourrait penser à l’HCERES (Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), mais certains pourraient juger l’organisme trop proche du pouvoir.

L’enquête devrait être pilotée par une commission internationale incontestable. Cela permettrait de surcroît au pouvoir de répondre à des inquiétudes au sein de la communauté universitaire qui débouchent, non sans quelque raison jusqu’ici, sur un parallèle avec la Hongrie de Viktor Orban, où les libertés universitaires sont gravement aliénées.

À partir de là, trois niveaux distincts d’analyse appellent clarification.

Une enquête sur l’« islamo-gauchisme » ?

Le premier niveau, encore élémentaire, est celui auquel se situe pour l’instant le débat. Les déclarations multiples de la ministre Vidal recouvrent de fort intéressantes questions. Les unes tiennent à la notion même d’« islamo-gauchisme », polémique et stigmatisante pour l’islam tout entier. Ce serait une première tâche de l’enquête que de voir si elle peut ou non être transformée en un concept, et devenir respectueuse de cette religion qu’est l’islam – « islamo » désigne en effet la religion, et non les seules variantes islamistes.

Il faudra ensuite apporter des illustrations concrètes de la pertinence de l’application de ce concept pour les universités françaises : où, quand, comment, à qui mérite-t-il d’être appliqué ? L’enquête devra établir les faits, spécifier les acteurs, ce qui se heurte au risque, majeur, du néo-maccarthysme : son dispositif devra impérativement comporter un solide comité éthique.

D’autres questions tiennent à l’amalgame qui associe sans démonstration solide jusqu’ici cet « islam-gauchisme » aux études postcoloniales, à certains courants féministes, ou antiracistes, à l’action de l’extrême droite fascisante américaine lors des évènements du Capitole (le 6 janvier 2021), et à l’usage de catégories en bonne partie importées des États-Unis, qu’il s’agisse de l’« intersectionnalité » ou du nouveau vocabulaire de la « race » : « racisation », « racisé·e », « rapports sociaux de race », etc.

Chacune de ces catégories devrait être examinée en elle-même, et dans ses liens formant système entre elles et avec le thème de l’« islamo-gauchisme », qu’il s’agisse des propos, des écrits, ou des pratiques. Y a-t-il là, ou non, un renouvellement des catégories, des modes de pensée, des problématiques que l’université, conformément à sa vocation, se doit d’accepter et de mettre à l’épreuve du débat, par exemple lors de colloques, ou dans des revues scientifiques ?

Ainsi, pour ouvrir une piste parmi beaucoup d’autres, il pourrait être intéressant de voir comment s’opposent, échangent, ou pourraient débattre des chercheurs accordant dans leur analyse du racisme contemporain le primat, les uns, à des enjeux sociaux – c’est la position adoptée récemment par Gérard Noiriel et Stéphane Beaud – d’autres, à une spécificité des questions de « race », c’est le cas de nombres de travaux relevant des Postcolonial Studies, et d’autres encore à l’image de la croisée de diverses discriminations, raciales, de genre, sociales, etc.– c’est l’enjeu de l’« intersectionnalité » si souvent caricaturée, négativement, ou symétriquement encensée sans nuance ni distance.


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Ce type de questionnement appelle certainement l’examen du mélange des genres, qui fait que le débat scientifique, au lieu de se tenir dans des arènes qui y sont vouées, devient une affaire médiatique, voire de réseaux sociaux, où la qualité, la rigueur et l’exigence se perdent nécessairement. Avec l’« islamo-gauchisme », on est certainement au cœur de ce type de confusion. Qui l’entretient, et comment s’articulent la vie universitaire et celle de la presse et de la télévision ?

Crise, ou renouveau du débat ?

De telles interrogations nous mettent sur la voie d’un deuxième niveau d’analyse : si elles surgissent, de quoi témoignent-elles : d’une crise, universitaire, voire plus large, institutionnelle, ou de la naissance de débats et de conflits nouveaux ? Pour se situer sur ce plan, classique dans l’analyse sociologique, il faut distinguer ce qui se joue au sein même des établissements de recherche et d’enseignement supérieur, et ce qui taraude la société toute entière.

Plutôt que de dire, après que les étudiants ont été quasiment ignorés par le pouvoir durant près d’un an de crise sanitaire, et comme on l’entend souvent, que l’université n’est pas à l’écart de la société, et qu’elle est traversée par les mêmes problèmes qu’elle, mieux vaut ici noter, tout d’abord, qu’il est sain et normal que des chercheurs mènent des travaux entretenant quelque lien avec le mouvement général de la société, et que des enseignements apportent, avec toute la distance nécessaire, les éclairages relatifs à ce mouvement.

La société, malgré la crise sanitaire, ne cesse de débattre de religion, de laïcité, de racisme, d’antisémitisme, elle est animée par des contestations féministes, antiracistes, et autres : comment l’université, comment les sciences humaines et sociales pourraient-elles rester à l’écart ?

De tout temps, les grandes questions contemporaines suscitent aussi dans l’université des engagements, des débats qui ne sont évidemment pas tous scientifiques, loin de là, et qui même quand ils sont scientifiques, peuvent être extrêmement durs : est-ce de cela qu’il s’agit, ou d’une opération de destruction de la République comme le clament les intellectuels organiques du pouvoir ? De construction intellectuelle entretenant quelque lien avec la vie sociale, ou de conduites de crise commandées par la décomposition de la vie universitaire ?

Les polémiques récentes encouragées par la ministre ont deux effets, l’un et l’autre négatifs. Le premier est de disqualifier d’emblée les tenants de certaines catégories, comme « interactionnisme », « race », sans les écouter – il est vrai que le refus de l’échange et de l’écoute est souvent partagé par ces mêmes tenants. Le second, précisément, est de refuser et d’interdire tout débat, comme s’il n’y avait plus qu’un champ clos où s’opposeraient les valeureux défenseurs de la laïcité, de la République, de l’universel, et les nouveaux barbares.

L’enquête annoncée par la ministre, si elle est convenablement menée, pourrait contribuer à mettre fin à cette vision schmittienne de la vie universitaire et intellectuelle, dans laquelle il n’y aurait que deux camps entre lesquels il faudrait choisir, des amis, et des ennemis. À l’évidence, elle appellera patience et une méthodologie appropriée, incluant un « terrain » prolongé et une réelle capacité d’entrer en relation avec les acteurs concernés.

Toujours à ce niveau, l’enquête devrait faire la part de ce qui est contenu de la recherche, de ce qui est enseignement, et de ce qui est climat général, éventuellement sous la forme de pressions, intimidations, interdictions diverses d’expression, boycott de conférenciers, sabotage de colloques, de cours de séminaires – il n’est pas certain que l’« islamo-gauchisme » apparaisse ici en première ligne. Quels sont les enseignements, cours, séminaires et autres travaux pratiques ou dirigés qui relèvent de cette catégorie, mais aussi de toute autre supposée perversion de la pensée que dénoncent la droite et l’extrême droite, qui les attribue, à qui sont-ils confiés, comment, pour quels publics ?

Une telle orientation de l’enquête implique d’examiner les conditions mêmes de la vie universitaire. Les responsables ont-ils toujours les moyens, et la volonté d’éviter tout ce qui met en jeu, en interne, les libertés académiques ? C’est ici l’action, ou l’inaction des responsables qui mérite examen, et pas seulement s’il s’agit de la supposée articulation du gauchisme et de l’islam. La sociologie des organisations pourrait sur ce plan être utilement mobilisée.

Les responsabilités, ici, ne se limitent pas à l’intérieur des seuls établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Elles sont aussi à rechercher dans le cadre de l’ensemble du système institutionnel, à commencer par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.

La ministre dénonce l’islamo-gauchisme dans les Universités. Mais que sait-elle vraiment, comment est-elle informée ? Quid du rôle du Comité scientifique de la Prévention de la Radicalisation, le COSPRAD, installé par elle et le secrétaire d’État Laurent Nunez le 2 avril 2019 afin, disait le communiqué de presse, de

« faciliter les interactions entre les administrations publiques et les chercheurs en sciences humaines et sociales, de proposer des axes de recherche prioritaires sur les questions de radicalisation, de diffuser les bonnes pratiques, de favoriser la réflexion sur l’accès aux données à caractère sensible en matière de radicalisation, de contribuer à la valorisation des résultats de la recherche en sciences humaines et sociales et à leur réutilisation au bénéfice des politiques publiques ».

Sait-elle vraiment à quoi sert l’alliance Athena, à qui elle voulait initialement confier cette enquête ? L’enquête devrait porter sur ce ministère, son fonctionnement, ses réseaux, sa gestion des établissements de type universitaire, sa façon de régler les problèmes, son utilité peut-être même – il a lui aussi sa part dans ce dossier, qui n’est qu’un élément d’un ensemble beaucoup plus vaste : la politique de recherche et d’enseignement supérieur de la France.

De même, notre pays est-il guetté par les mêmes maux que les États-Unis, où effectivement il devient difficile d’avoir un poste universitaire à partir du moment où on est décrit comme « un mâle blanc dominant » ? Les évolutions récentes dans les procédures d’attribution de postes dans les Universités, ou les débats qui agitent le CNRS dès que la direction refuse de suivre les choix d’une de ses Commissions font apparaître des problèmes qui, sans être ceux de l’« islamo-gauchisme » s’inscrivent dans le même paysage d’ensemble, qui est celui d’une crise du système universitaire, au sens large, tiraillé par des logiques les unes catégorielles ou corporatistes, les autres élitistes, d’autres encore dominées par des critères budgétaires et de gestion plus ou moins technocratique.

Un dossier politique

Le troisième niveau de l’enquête qu’il conviendrait de mener est éminemment politique, et devrait être envisagé sans craindre d’examiner les plus hauts sommets de l’État. La ministre Vidal, par ses déclarations récentes, a suscité de vives réactions, en particulier relatives aux menaces liberticides que fait peser son projet d’enquête, ou aux tentations qu’elle autorise pour des logiques de délation. Ce n’est pas parce que le président Macron l’aurait ensuite « recadrée » – une démarche quelque peu infantilisante – qu’elle a agi de manière complètement autonome.

L’enquête devrait ici envisager les conditions politiques précises qui ont abouti à ses déclarations, la façon dont le chef de l’État tolère, ou suscite une droitisation massive de certains de ses ministres, le jeu qui est entretenu avec les intellectuels organiques qui vont dans le même sens, les implications politiques et politiciennes de ce qui se joue là. Elle devrait par la même occasion examiner les réponses politiques et intellectuelles apportées à l’action du pouvoir dans ce dossier.

Nous n’avons pas besoin d’une enquête qui ne s’installerait qu’au premier de ces trois niveaux : il est temps de prendre de la hauteur, et de mobiliser les sciences humaines et sociales, dans leur capacité à produire des réponses à certaines questions, même mal formulées.

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