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Erdogan, le choc et les voix

Recep Tayyip Erdogan est au pouvoir à Ankara depuis 2002. Kremlin.ru

Recep Tayyip Erdogan a réussi, une fois de plus, son pari et remporté les élections avec une victoire inattendue lors des dernières élections législatives en Turquie, engrangeant même un record de 23,5 millions des voix (sur 54). Du jamais vu depuis son arrivée au pouvoir, en 2002. Comment expliquer cette victoire alors que tous les sondages le donnaient perdant ? Comment, dans un contexte politique extrêmement tendu (détaillé dans un article précédent), le discours hautement polarisant, haineux, autoritaire et sans compromis d’Erdogan a-t-il trouvé un tel écho dans la société, lui permettant de gagner 9 % de voix en seulement cinq mois ?

Après les élections du 7 juin dernier, le contexte politique en Turquie a été marqué par une forte incertitude, accentuée elle-même par les manœuvres politiques dilatoires d’Erdogan dans le processus de formation d’un nouveau gouvernement. Dans le même temps, les partis d’opposition n’ont pas réussi à s’entendre pour former une coalition face au mouvement présidentiel, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement). Enfin, la reprise du conflit armé avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en juillet, et la multiplication des pertes dans les rangs de la police et l’armée ont renforcé cette imprévisibilité, tout en suscitant une vague d’indignation générale et l’exacerbation des sentiments nationalistes au sein de la société.

Erdogan a alors opté pour une stratégie de l’escalade de la violence, en faisant porter la responsabilité de cette reprise des combats au mouvement de gauche progressiste et pro-kurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), qu’il a présenté comme la branche politique du PKK. Les deux attentats de Suruç (en juillet) et Ankara (en octobre), qui ont causé au total la mort de 135 personnes, ont attisé le sentiment d’insécurité quotidienne. Dans cette stratégie, le parti d’Erdogan apparaissait dès lors comme le seul garant de la stabilité : le pays n’était-il pas plongé dans un chaos total suite à la perte de la majorité au parlement par l’AKP ? Au final, cette stratégie a payé, l’électorat turc ayant fait le choix de se ranger massivement derrière l’AKP.

L’incurie de l’opposition

La plupart des analystes expliquent ce succès par la peur qui a saisi un électorat fatigué du climat de violence et d’instabilité. Le pays aurait donné sa confiance au parti qui a accumulé une expérience considérable de gouvernance depuis 13 ans avec un modus operandi économique et politique apparemment approuvé par la majorité des citoyens. Cependant, si la peur du chaos et le désir de stabilité ont joué un rôle fondamental pour pousser les électeurs à faire un choix pragmatique, ces deux facteurs n’expliquent pas tout à eux seuls. D’autres raisons à la fois sociales, politiques, économiques, voire culturelles, expliquent, à notre avis, ce succès.

La première raison de ce vote est avant tout politique. En plus des motivations exposées ci-dessus, la remontée de l’AKP est due, en grande partie, à la posture des partis d’opposition après les élections du 7 juin qui leur ont été favorables (60 % des voix au total). En effet, ils se sont montrés incapables, on l’a dit, de s’entendre pour former une coalition face à l’AKP, mais aussi de choisir un président pour l’assemblée et même de convoquer une session extraordinaire du parlement pendant l’été, malgré l’attentat commis à Suruç. Le MHP (parti ultranationaliste) a ainsi systématiquement bloqué toute initiative politique.

Le siège du MHP à Gaziantep, non loin de la frontière avec la Syrie. Travel Aficionado/Flickr, CC BY-NC

Dans ces conditions, ces partis n’ont pas été perçus par l’électorat comme suffisamment fiables, capables et compétents face aux multiples difficultés auxquelles le pays est confronté. De plus, ils n’ont pas su se mobiliser activement sur le terrain ni convaincre l’électorat de la responsabilité portée par l’AKP dans la crise actuelle. Après l’attentat d’Ankara, le CHP (social-démocrate/kémaliste) et le HDP ont quasiment stoppé leur campagne pour porter le deuil de leurs membres tués dans cet attentat.

À l’inverse, l’AKP a su exploiter à son profit la conjoncture. Ses militants et responsables étaient quasiment les seuls à occuper le terrain à la faveur de rassemblements politiques organisés dans toutes les villes du pays, mais aussi sur les panneaux d’affichage et les chaînes télévisées. Avec plus de dix chaînes et autant de journaux, les citoyens turcs ont été abreuvés pendant cinq mois, 24 heures sur 24, de la propagande pro-AKP. Même certaines chaînes indépendantes n’ont pas osé inviter des membres du HDP par crainte d’être accusées de soutenir le PKK et ses soutiens. Durant la campagne électorale, Erdogan a bénéficié de 138 heures de temps d’antenne, en plus des 238 heures dévolues à son parti AKP, contre 21 heures pour le CHP (Parti républicain du Peuple) et 6 heures seulement pour le HDP.

Alévis et Kurdes, des ennemis éternels

Mais les codes socioculturels du pays sont aussi à prendre en compte pour comprendre la large victoire du président sortant. La Turquie reste une société majoritairement attachée aux valeurs conservatrices et de droite, à sa religion (l’Islam), et avant tout au sunnisme et aux valeurs traditionnelles et familiales. À titre d’exemple, dès qu’on s’éloigne des grandes métropoles, il devient quasiment impossible d’acheter de l’alcool ou de trouver un restaurant servant de l’alcool.

Cet état de fait a deux conséquences. D’une part, en tant que seul parti de centre droit, l’AKP récupère, de fait, l’ensemble de l’électorat de droite qui se reconnaît dans la synthèse turco-islamique, matinée d’une conversion totale à l’économie libérale, incarnée par ce parti. D’autre part, depuis le début de la république, l’État n’a cessé de pointer certains groupes de la société comme étant des ennemis éternels avec lesquels tout compromis social est inenvisageable : il s’agit des Alévis, des militants de la gauche radicale, mais aussi, depuis plus récemment, des Kurdes.

Dans les rues d’Istanbul, en 2014. Osman Orsal (VOA)/Voice of America

Or, ces groupes sont souvent imbriqués. Et ce n’est pas par hasard si Erdogan souligne constamment l’origine alévi du président du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, et qualifie les membres du HDP de Zarathoustra pour jouer sur la sensibilité de l’électorat majoritairement sunnite en Turquie. Pour de nombreux Turcs, malheureusement, les Alévis ne sont pas de « vrais » musulmans. C’est pourquoi l’électorat éprouvera une grande méfiance à l’idée de confier le pouvoir à un Alévi ou un quelconque responsable issu d’une autre religion.

Système d’intérêts et de privilèges

Au cours des derniers mois, des scandales liés à la corruption ont occupé le devant de l’actualité, des attentats sanglants et des affrontements armés ont causé des centaines de morts civiles et militaires, des chaînes et journaux appartenant à opposants déclarés à Erdogan (l’entreprise Ipek-Koza, proche de la communauté Gülen) ont été mis sous tutelle d’individus proches du gouvernement. À la veille des élections, les journalistes ont dû ainsi afficher une ligne pro-gouvernementale. Et pourtant tous ces événements n’ont eu aucune répercussion sur le score du parti gouvernemental, bien au contraire. Qu’est-ce qui a donc bien pu se passer dans la tête des électeurs ?

À ce stade, il convient d’évoquer l’existence d’un système d’intérêts et de privilèges tissé depuis de très longues années par l’AKP, lui permettant de préserver sa popularité au sein de l’électorat, des couches les plus modestes de la société jusqu’aux plus aisées. En treize ans de pouvoir, l’AKP a forgé sa propre classe capitaliste, totalement fidèle et qui rafle tous les contrats publics, notamment dans le domaine de l’immobilier. Le capital change donc progressivement de main en Turquie et de nouvelles classes sociales supérieures, sensibles aux valeurs conservatrices, émergent.

De plus, l’AKP fournit, via les moyens de l’État, mais aussi par l’intermédiaire de pseudo-ONG, comme TÜRGEV (dirigée par le fils d’Erdogan) des bourses, des aides alimentaires et financières dans les quartiers pauvres. Un sentiment de gratitude, mais aussi de peur de les perdre, en cas du départ de l’AKP, étreint les plus modestes. Un tel système permet ainsi à Erdogan de sauver son pouvoir, non sans miner au passage les fondements d’une solidarité collective au sein d’une société déjà hautement polarisée. Dans ce climat, on peut s’attendre également à la radicalisation de l’opposition sociale déjà très mobilisée contre l’AKP et Erdogan.

En définitive, il faut bien admettre que le désir de démocratie et de respect des droits de l’homme est une motivation mineure aux yeux des électeurs qui ont privilégié leur intérêt personnel à court terme et le statu quo politique. Ce choix n’augure pas d’un avenir lumineux pour la Turquie. Les contours de cet avenir n’ont pas tardé à émerger. Au lendemain des élections, le numéro en cours d’impression du journal Nokta a été interdit et raflé par la police, et ses deux rédacteurs ont été inculpés sous l’accusation d’« incitation à l’émeute contre le gouvernement ». Au même moment, de violents affrontements ont causé la mort de trois jeunes Kurdes à l’est du pays.

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