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Il y a 40 ans, la gauche arrivait au pouvoir dans une société en pleine transformation

Une famille écoute l'allocution du candidat François Mitterrand le 5 mai lors du débat d'entre deux-tours de l'élection présidentielle 1981. AFP

Depuis l’élection présidentielle de 2017, la gauche est au plus bas dans les sondages et elle apparaît toujours très divisée. Lors de la réunion des gauches du 17 avril pour évoquer la présidentielle de 2022, l’objectif était surtout de définir un cadre de respect mutuel entre candidats, mais pas d’élaborer un programme et une candidature commune au premier tour.

Ces fortes divisions ne sont pas nouvelles. La nouveauté réside surtout dans le déclin persistant de la gauche (elle ne réunit aujourd’hui qu’entre 25 % et 30 % des intentions de vote, alors qu’il y a exactement 40 ans, elle remportait la présidentielle avec François Mitterrand. Cette victoire a des explications structurelles économiques et sociales de long terme mais aussi des aspects politiques plus conjoncturels.

Une victoire liée à une crise économique, après les 30 Glorieuses

À sa troisième tentative, après 23 ans de Ve République dirigée par les gaullistes et la droite, François Mitterrand gagnait l’élection présidentielle de 1981. Après avoir dissous le Parlement, il obtenait une large majorité législative, dans sa dynamique de victoire. Il avait donc les coudées franches pour impulser ses réformes.

Depuis la guerre, la population avait beaucoup augmenté, grâce à un fort excédent des naissances mais aussi au solde migratoire. L’agriculture, qui représentait autour d’un quart de la population active en 1945, n’en occupe plus que 7 % en 1981. Les ouvriers en constituent encore 30 % et les employés, en hausse, 25 %, comme les professions intermédiaires (18 %) et les cadres (8 %). La France est de plus en plus urbaine avec une explosion de nouveaux quartiers périphériques.

Le niveau de vie avait fortement augmenté, donnant naissance à une société dite de consommation, avec une forte diffusion des appareils ménagers et de la télévision, la construction de très nombreux logements équipés du confort moderne (alors qu’à la sortie de la guerre, seul un quart des logements étaient équipés d’un WC et 10 % d’une douche ou d’une baignoire), l’accès fréquent à la voiture familiale, le développement des loisirs. Environ 50 % de la population est propriétaire de son logement.

À l’époque, on a parfois parlé d’un « embourgeoisement de la classe ouvrière » mais il faut surtout insister sur la montée de « nouvelles classes moyennes salariées ». Les études s’allongent : si seulement 5 % d’une classe d’âge obtenaient le baccalauréat en 1950, c’est le cas de 25 % en 1979 et de 80 % aujourd’hui. Ces générations plus éduquées aspirent à une plus grande qualité de vie et à davantage de libertés.

Avec les « chocs pétroliers », la fin de la décennie 70 est marquée par des difficultés économiques, la croissance faiblit, l’inflation s’installe (plus de 10 % par an), la désindustrialisation du pays commence avec la crise sidérurgique, le chômage devient très important (on passe de 400 000 chômeurs en 1974 à 2 millions en 1981), l’immigration est stoppée, les prix sont provisoirement bloqués, les impôts des plus fortunés augmentés. Tous ces problèmes font baisser la popularité du président Giscard d’Estaing en fin de septennat et contribuent à la victoire du candidat socialiste. Mais ce n’est pas la seule explication.

Un système de valeurs en pleine mutation

Du fait du développement économique des Trente Glorieuses, le système de valeurs des Français est aussi en pleine mutation. Cette « révolution silencieuse » est initiée par la génération du baby boom qui atteint l’âge adulte à la fin des années 60. La révolte étudiante de mai 1968 accélère un mouvement de transformation des valeurs commencé antérieurement.

Cette première modernisation de la société française favorise plutôt la gauche, qui défend la libéralisation des mœurs contre les idées traditionnelles. Celle-ci avait gagné les cantonales de 1976 et les municipales de 1977 et avait failli emporter les législatives de 1978 malgré la division de la gauche.

Une fillette sur les épaules de son père, une rose à la main, écoute le discours du candidat socialiste à l’élection présidentielle François Mitterrand le 13 avril 1981 au cours du premier meeting de la campagne électorale. Jean‑Claude Delmas/AFP

La bascule politique s’accomplit en 1981, François Mitterrand obtenant 51,8 % des suffrages exprimés au second tour et une très confortable majorité parlementaire.

Une France déjà peu religieuse

Si une première modernisation a eu lieu, la France reste encore assez traditionnelle dans de nombreux domaines, comme le montrent les chiffres de l’enquête sur les valeurs des Français et des Européens. La sécularisation avait commencé dès les années 60 mais le poids du catholicisme reste important : 37 % disaient en 1952 aller à la messe tous les dimanches contre 12 % en 1981. Si 71 % se déclaraient catholiques en 1981, seulement 32 % l’affirment encore aujourd’hui. 10 % se sentaient « athée convaincu » en 1981, 23 % actuellement. La religion était déjà largement désinstitutionnalisée, à distance du credo des grandes religions. Ne subsiste souvent qu’une « spiritualité ou religiosité diffuse ».

Les catholiques votaient alors très massivement à droite. En 1981, au second tour de l’élection présidentielle, seulement 20 % des catholiques pratiquants hebdomadaires ont voté pour François Mitterrand, alors que 88 % des sans religion ont fait de même. Les choix religieux et politiques sont donc très liés et le déclin du catholicisme fait perdre des soutiens électoraux à la droite.

La laïcité et l’islam ne sont pas alors des sujets de crispation aussi forts qu’aujourd’hui même si François Mitterrand proposait d’intégrer l’enseignement catholique dans un grand service public national, ce qui n’était pas pour plaire aux croyants.

Il y a renoncé en 1984 après une grande manifestation de l’enseignement catholique, réunissant un million de personnes. La grande période de crispation de la politique française remonte à la négociation de la séparation des Églises et de l’État.

INA, manifestation pour l’école catholique privée, 1984.

Il faudra d’ailleurs attendre 1946 pour que le catholicisme accepte la laïcité, inscrite alors dans la Constitution, signant – au moins pour un temps – la fin du « conflit des deux France ».

Famille et travail, des valeurs fortes

La conception de la morale avait déjà beaucoup changé, n’étant plus considérée comme un ensemble de principes absolus. Deux tiers des Français estimaient qu’il faut agir selon les circonstances et non en fonction de principes intangibles. En matière de mœurs, le relativisme se développe : la « cohabitation hors mariage » devient beaucoup plus fréquente (mais elle est souvent suivie par une légalisation), les grands enfants s’émancipent de la tutelle parentale. Le divorce et l’avortement commençaient à être largement acceptés. Seulement 27 % rejetaient totalement l’euthanasie, qui n’est pourtant pas encore légalisée aujourd’hui, même si le débat parlementaire a commencé. Par contre la condamnation de l’homosexualité restait forte : 49 % la disaient jamais justifiée.

La famille était – comme aujourd’hui – un lieu très valorisé de construction de soi et de ressourcement, avec un conjoint et des enfants plus nombreux qu’aujourd’hui. Mais ce bel idéal produit aussi des désillusions, le divorce était depuis 1965 en forte hausse, souvent suivi par une nouvelle union, pour trouver le bonheur familial auquel beaucoup aspirent. Les familles monoparentales ou recomposées augmentent aussi.

En 1981, l’égalité entre hommes et femmes et le partage des rôles sont encore loin d’être la norme. Seulement 33 % jugent important de partager les tâches ménagères (46 % aujourd’hui). 67 % estiment qu’une femme a besoin d’avoir des enfants pour s’épanouir et 85 % que ceux-ci ont besoin d’avoir un père et une mère pour être heureux.

Le travail était aussi un domaine de la vie jugé très important parce qu’il assure des ressources financières régulières et constitue un lieu central de sociabilité. Le temps de travail n’a cessé de baisser : on est passé de 45 heures hebdomadaires en 1950 à 40 en 1981 et 35 aujourd’hui.

C’est au début de la présidence mitterrandienne qu’une cinquième semaine de congés payés est accordée et la durée légale du travail ramenée à 39 heures hebdomadaires, permettant un surcroît de loisirs. Les attentes à l’égard du travail sont déjà multiples. Il doit assurer un bon niveau de salaire et être stable pour éviter le chômage, mais il doit aussi être intéressant et permettre au salarié de développer ses capacités et ses relations sociales.

La préférence nationale à l’embauche est alors jugée normale par 61 % contre 42 % aujourd’hui, ce qui indique une acceptation alors plus forte des inégalités entre nationaux et immigrés.

Une société fragmentée mais beaucoup moins anti-élites

La société de 1981 était au moins aussi fragmentée que celle d’aujourd’hui. Les grandes idéologies, marxisme d’un côté, libéralisme de l’autre, s’incarnaient dans les partis et leurs programmes. Ceux de 1981 étaient plus clivés que ceux d’aujourd’hui entre les partisans de « changer la vie » et ceux de la continuité, qui n’acceptaient pas le « risque » socialiste.

La société française était en 1981 beaucoup plus conformiste et moins critique à l’égard des élites politiques. Encore 48 % faisaient confiance au Parlement, seulement 34 % en 2018. Les partis politiques n’étaient déjà pas très aimés mais ils avaient un nombre assez important d’adhérents comparé à leur décrépitude actuelle. Adhérents et militants sont évidemment une ressource très importante pour animer une campagne électorale.

En matière politique, la population française était, comme aujourd’hui, assez modérée, même si les partis étaient plus clivés. Dans leurs opinions, les Français se situaient majoritairement entre gauche et droite modérée mais ils étaient moins volatiles dans leurs choix électoraux.

Depuis 1981, la France a beaucoup changé. On croit beaucoup moins au progrès, le pessimisme et le déclinisme se sont installés durablement, le citoyen déférent d’autrefois est devenu critique mais il s’engage surtout de manière épisodique.

Si le système partisan a volé en éclat depuis 2017, l’élection présidentielle reste le grand moment de la démocratie représentative à la française. Quelle place la « gauche » peut-elle encore y jouer ?

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