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Islam en France, en Angleterre et en Allemagne : des histoires différentes par-delà les frontières

Le président Emmanuel Macron salue le recteur de la Grande Mosquée de Paris Chems-eddine Hafiz lors de la remise de la Légion d'honneur en marge de l'inauguration d'une exposition célébrant cette institution, le 19 octobre 2022.
Le président Emmanuel Macron salue le recteur de la Grande Mosquée de Paris Chems-Eddine Hafiz lors de la remise de la Légion d'honneur en marge de l'inauguration d'une exposition célébrant cette institution, le 19 octobre 2022. Ludovic Marin/AFP

L’analyse de discours publics en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne montre que les récits sur l’islam et les musulmans constituent de véritables champs de bataille spécifiques à chaque contexte, comme je le décris dans mes travaux de thèse.

En Allemagne, les discours sur l’islam s’articulent autour de la notion de culture. D’un côté, la majorité de l’élite politique défend une identité allemande fondée non plus sur une culture traditionnelle mais sur une adhésion constitutionnelle (Verfassungspatriotismus). De l’autre, une minorité politico-médiatique défend le retour d’une vision monoculturelle de l’identité allemande (Leitkultur).

Dans cette lutte narrative, l’extrême droite incarnée entre autres par l’AfD (Alternative für Deutschland), assimilée à l’héritage traumatique de l’Allemagne nazie, fait office d’ennemi numéro 1, bien plus que l’islam, même radical. Les discours sécuritaires sur l’islam, s’ils sont virulents, restent donc circonscrits à l’extrême droite et à quelques discours médiatiques, comme ceux d’Alice Schwarzer ou Birgit Kelle par exemple.

En Grande-Bretagne, les discours sur l’islam s’articulent autour de deux conceptions du libéralisme plutôt que de la pratique religieuse. D’un côté, un libéralisme idéologique, conçu comme le mode de vie britannique à préserver tantôt face à la menace terroriste, tantôt face à celle de l’Union européenne, sous domination allemande et permettant une immigration incontrôlée. Ce libéralisme idéologique s’est incarné, entre autres, par l’affirmation d’un libéralisme « musclé » par l’ancien premier ministre David Cameron contre un multiculturalisme jugé neutre et passif.

De l’autre, un libéralisme compris comme un mode de gestion des différences (multiculturalism), hérité de la construction impériale britannique, afin de faire face aux menaces populistes et nationalistes. Dans cette lutte, c’est l’Europe continentale qui, bien plus que l’islam, constitue l’objet d’identification et de contre-identification des élites politiques et médiatiques britanniques, avec le Brexit comme paroxysme.

Et en France ?

En France, les récits sur l’islam se construisent par rapport à la religion, opposant deux conceptions de la laïcité. D’un côté, les partisans d’une laïcité axiologique, ou laïcité-valeur, conçoivent la laïcité comme la valeur refuge contre une « menace islamique », réelle ou perçue. De l’autre, les défenseurs de la laïcité constitutionnelle mobilisent la laïcité comme un principe de régulation du fait religieux pour inclure les Français musulmans dans la République.

Alors qu’elle ne repose sur aucun texte de loi, la laïcité axiologique est parvenue à devenir la représentation majoritaire de la laïcité française, et ce depuis la première affaire du voile en 1989. Paradoxalement, la laïcité constitutionnelle, qui repose pourtant sur la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État et sur le préambule de la constitution de 1946, peine à se faire entendre dans le débat public.

Les discours sur l’islam révèlent donc une lutte entre deux acceptations du libéralisme politique. Les partisans de la Leitkultur, du muscular liberalism et de la laïcité axiologique conçoivent le libéralisme politique comme un ensemble de « valeurs communes », auxquelles les nouveaux arrivants doivent s’assimiler.

Au contraire, les partisans du Verfassungspatriotismus, du multiculturalism ou de la laïcité constitutionnelle, comprennent ce même libéralisme comme les « règles du jeu communes » pour des sociétés de facto multiculturelles.

Ces champs de bataille narratifs européens donnent à voir ce qui est acceptable ou coûteux politiquement dans le débat public national.

Des sensibilités propres à chaque contexte

La désignation de la culture (musulmane) comme menace est plus acceptable en Allemagne et en Grande-Bretagne qu’en France, où les acteurs politiques s’aventurent rarement à cibler explicitement une culture. Au contraire, dénoncer la religion (musulmane) comme menace est plus acceptable dans le contexte français, où la religion est considérée comme une opinion, alors qu’elle comporte un coût politique élevé en Grande-Bretagne et en Allemagne, où la religion est considérée comme partie intégrante de l’identité de chacun.

Par exemple, l’usage du terme islamophobie n’est pas consensuel. Que ce soit le terme ou le phénomène, l’islamophobie n’est pas reconnue en France. D’un côté, l’islam, en tant que religion, n’est pas protégée par les textes. De l’autre, le phénomène de phobie est contesté, l’opposition à l’islam étant jugée rationnelle dans un contexte d’intégrisme accru.

En Allemagne, le phénomène est bien reconnu, mais l’usage du terme est encore débattu dans les discours officiels. Si les termes islamophobie et sa version germanique Islamfeindligkeit sont utilisés dans le débat public et scientifique, c’est le terme Muslimfeindligkeit (hostilité à l’égard des musulmans) qui s’est imposé dans les discours officiels depuis la Conférence allemande sur l’islam de 2011-2012.

En Grande-Bretagne, le phénomène est reconnu et le terme mobilisé officiellement depuis la publication du rapport sur l’islamophobie par la fondation Runnymede Trust en 1997. Et, depuis 2017, un groupe parlementaire multipartis travaille à l’adoption d’une définition légale de l’islamophobie.

Ces variations narratives et conceptuelles d’un contexte européen à l’autre révèlent des traumatismes historiques spécifiques à chaque pays.

Le poids de l’histoire nationale dans les discours contemporains

En Grande-Bretagne, l’Europe continentale polarise plus que l’islam pour deux raisons historiques. D’une part, l’Europe continentale, tantôt catholique, tantôt absolutiste, tantôt impérialiste, a toujours été perçue comme la menace principale pour les élites britanniques. D’autre part, l’islam fait partie de l’histoire britannique depuis la colonisation de l’Inde par le biais de ses comptoirs en 1600, et tous les sujets musulmans de l’Empire sont devenus citoyens britanniques à part entière par la loi de nationalité de 1948. Désigner l’islam comme menace a donc peu de valeur, d’un point de vue électoral du moins, même à l’extrême droite de l’échiquier politique. En témoigne la défaite du parti UKIP aux élections parlementaires européennes de 2019 après que Nigel Farage, eurosceptique, a été remplacé par Gerard Batten, aux propos islamophobes, à la tête du parti en 2018, déclenchant le départ de certains de ses membres fondateurs.

L’ambivalence des discours publics allemands à l’égard de l’islam est liée à l’héritage traumatique du nazisme et à la division de l’Allemagne pendant la Guerre froide. Ce double legs a façonné l’émergence d’un État unifié, démocratique et libéral autour du patriotisme constitutionnel. Néanmoins, la politique d’accueil massif des réfugiés lancée par l’ex-chancelière allemande (« Wir Schaffen Das ») en 2015, a accentué la résurgence d’un courant culturaliste, autoritaire et nationaliste défendant une Leitkultur allemande, qui menace ce consensus.

En France, la victoire narrative de la laïcité axiologique sur la laïcité constitutionnelle exprime un double legs. D’une part, la tradition laïque, soit par anticléricalisme, soit par attachement à une laïcité de tradition catholique, exprime une réticence à la visibilité de l’islam dans l’espace public. De l’autre, la colonisation de l’Afrique du Nord, et avec elle le traumatisme de la décolonisation de l’Algérie, fait de l’Autre musulman la figure qui structure encore aujourd’hui en grande partie l’identité française.

L’identité française continue donc de se construire en opposition à l’islam, tandis que l’identité britannique continue de se construire en opposition à l’Europe continentale, et l’identité allemande de se reconstruire en opposition à l’Allemagne nazie. Si l’avenir de l’Union européenne repose, en partie, sur une plus grande convergence d’intérêt et de vision, reconnaître le poids des histoires nationales dans les discours contemporains est un préalable indispensable à la construction d’une communauté imaginée européenne.

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