L’industrie pharmaceutique dans son ensemble est fermement opposée à l’idée de renoncer aux brevets des vaccins contre la Covid-19. Pourtant, les laboratoires étaient autrefois contre le dépôt de brevet, comme l’explique un historien.
Les États-Unis, l’Europe et d’autres pays riches ont déjà vacciné une grande partie de leur population, mais les pays pauvres sont à la traîne. C’est pourquoi l’annonce surprise du gouvernement américain qui, au printemps, déclarait son intention de soutenir l’abandon des brevets sur les vaccins contre la Covid-19, est capitale.
Les laboratoires pharmaceutiques ont rapidement exprimé leur opposition à cette initiative, mais les défenseurs de la santé publique s’en sont réjoui. En théorie, renoncer aux brevets permettrait aux pays les plus pauvres de se procurer à moindre coût des versions génériques des vaccins contre le Covid-19, même si elles sont produites dans un autre pays, et les aiderait ainsi à combattre plus efficacement la crise sanitaire. Le Parlement européen est à présent favorable, lui aussi, à cette initiative.
Bien sûr, renoncer aux brevets aurait des conséquences majeures pour la production mondiale de vaccins. Mais l’annonce des États-Unis doit aussi être envisagée dans le contexte des débats de longue date sur les brevets pharmaceutiques dans le pays.
En tant qu’historien, j’ai étudié ces questions en profondeur. Mes recherches montrent que les discussions houleuses sur la moralité du dépôt de brevets pour les médicaments remontent aux premiers temps de la République américaine, tout comme les efforts pour limiter – voire interdire – ce phénomène. Les velléités de limiter strictement le dépôt de brevets pharmaceutiques, ou même de les éliminer complètement, sont loin d’être une position radicale, contrairement à ce que suggèrent certains critiques. En fait, à bien des égards, c’est un point de vue profondément conservateur.
L’opposition de l’establishment
Aux États-Unis, le premier brevet déposé pour un médicament date de 1796, pour les « pilules biliaires Windham du Dr Lee », utilisées notamment contre les problèmes digestifs. Au siècle suivant, les fabricants de médicaments ont produit un flot incessant de substances, protégées à la fois par des brevets et le secret commercial. La plupart de ces remèdes pouvaient être facilement recréés dans une pharmacie, et certains étaient indéniablement efficaces.
Toutefois, ces médicaments soi-disant brevetés étaient aussi très controversés. Les médecins et d’autres critiques les dénonçaient à cor et à cri car beaucoup faisaient l’objet de publicité mensongère. Les médecins s’opposaient aussi aux tentatives d’instaurer un monopole sur ces remèdes.
A l’époque, les praticiens estimaient que la science devait servir les patients et non les intérêts commerciaux privés, et que les connaissances médicales devaient être partagées et utilisées librement. Les brevets et le secret commercial interféraient avec ce processus. Après tout, si un pharmacien était capable de préparer un remède à moindre coût, ne devait-on pas l’autoriser à le faire ? Pour les médecins américains, restreindre l’accès aux médicaments en se fondant sur le droit à la propriété intellectuelle ou commerciale était inacceptable d’un point de vue éthique.
La condamnation morale des brevets pharmaceutiques était si forte que l’American Medical Association (AMA) en a fait la pierre angulaire de son premier Code de déontologie médicale en 1847, estimant que le fait de « détenir un brevet pour un instrument chirurgical ou un médicament » constituait « une atteinte à la dignité de la profession » médicale.
La chose n’était pas prise à la légère. Se conformer au code était obligatoire pour obtenir l’autorisation d’exercer dans de nombreux états. Violer l’interdiction de dépôt de brevet pouvait avoir de sérieuses conséquences sur la carrière du contrevenant. En 1849, de grands pontes ont même tenté de faire passer une loi interdisant purement et simplement les brevets pour les médicaments.
Ce cadre éthique a aussi favorisé l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui les médicaments génériques. Quelques entreprises se sont mises à fabriquer des préparations standard, renonçant totalement aux brevets et au secret commercial. Après la Guerre de Sécession, ces entreprises sont devenues les plus grands fabricants de médicaments du pays. Elles se sont aussi mises à construire des laboratoires et à investir des ressources dans le développement de nouveaux produits. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ces mêmes entreprises ont pris énormément d’ampleur jusqu’à former la base de l’industrie pharmaceutique américaine actuelle.
Changement d’orientation
En chemin, elles ont aussi abandonné l’engagement en faveur d’une science ouverte et accessible qui avait fait leur fortune. Dès les années 1880, certains fabricants de médicaments américains ont commencé à exprimer le besoin de faire breveter leurs produits. Leurs arguments étaient les mêmes qu’aujourd’hui, à savoir que les brevets étaient nécessaires pour encourager l’investissement dans la recherche.
Certains médecins ont adhéré à cette idée – surtout les jeunes, qui se rebiffaient contre le rigide Code de déontologie de l’AMA – mais les plus conservateurs en ont été outragés. Ils ont continué à considérer le dépôt de brevets pharmaceutiques comme une forme de charlatanisme. En 1921 encore, H. K. Mulford, l’un des plus gros fabricants de médicaments de l’époque, maintenait cette position et refusait de faire breveter ses produits.
Au début des années 1950, le débat était globalement clos. Les laboratoires pharmaceutiques avaient entièrement adopté le concept des brevets, mais aussi convaincu les professionnels de la santé d’en faire autant. De fait, comme l’a montré l’historienne Dominique Tobbell, les deux groupes ont œuvré de concert pour entraver toute tentative de limiter le dépôt de brevets. Dans les années 1980, cette puissante alliance a pris l’ascendant sur la politique commerciale et les régulations gouvernementales : depuis plus de trente ans, le gouvernement américain mène une active campagne de promotion des brevets pharmaceutiques sur la scène internationale. Les États-Unis ont fait tout leur possible pour obliger les autres pays à renforcer leurs lois nationales sur les brevets afin de mieux défendre les profits des industriels.
Tirer les leçons du passé
C’est pourquoi la décision des États-Unis de renoncer temporairement aux brevets sur les vaccins contre la Covid-19 est particulièrement significative. Elle marque la volonté nouvelle du gouvernement de remettre en question la sacralisation de fait des brevets pharmaceutiques et d’autres formes de propriété intellectuelle. Cette annonce reflète aussi les années d’efforts des réformateurs pour démontrer que ces brevets limitent l’accès aux médicaments dans les pays pauvres.
Je crois cependant qu’il faut en faire plus, et vite. Les États-Unis devraient encourager l’abandon des brevets non seulement pour les vaccins contre le Covid mais aussi pour toute forme de propriété intellectuelle susceptible d’interférer avec le transfert des connaissances et des technologies nécessaires à la fabrication de ces produits complexes. Comme d’autres l’ont souligné, cela ne suffira pas à augmenter la production mondiale de vaccins. Il s’agit néanmoins d’une étape essentielle, puisque les fabricants de vaccins ne partagent pas de leur plein gré leurs secrets et leur savoir-faire à une échelle suffisante.
De mon point de vue, nous avons désespérément besoin de progresser vers un système global de développement des vaccins qui en assure l’accès à tous. La question de savoir si les brevets ont une place dans un tel système reste ouverte, mais je suis sceptique.
Au XIXe siècle, les médecins pensaient que les brevets pour les médicaments entravaient le progrès scientifique et portaient préjudice aux patients. Les prédécesseurs de l’industrie pharmaceutique d’aujourd’hui étaient du même avis. Il est temps de nous en souvenir.
Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord