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Le bidonville, un objet politique à géométrie variable

«Les Bulgares de la N3», à Bobigny (Seine-Saint-Denis), en 2010. Marie Barbier, CC BY

Il y a un an, le 25 janvier 2018, le gouvernement français édictait une « instruction du gouvernement » visant à « donner une nouvelle impulsion à la résorption des campements illicites et des bidonvilles ». Ce texte induit, selon le gouvernement, un réel « changement d’approche », dans la manière d’aborder la question des squats et bidonvilles en France, en mobilisant de nouvelles notions (dont celle de « bidonvilles »), en semblant privilégier une approche davantage centrée sur la situation sociale des familles que sur leur situation administrative ou la légalité de l’habitat.

Surtout, cette approche permettrait de prendre en compte l’ensemble des situations sans cibler une population particulière, en l’occurrence les familles européennes précaires, souvent qualifiées de « roms migrants ».

Mais au-delà des mots et des intentions, ce texte entérine-t-il réellement un « changement de paradigme » quant à la définition d’un problème public ? L’emploi de la notion de « bidonville » est-il le marqueur d’une approche renouvelée de l’action publique, et d’une dilution de la « question rom » dans des problématiques plus larges de sans-abrisme et de lutte contre la grande précarité ?

Sans entrer ici dans le détail des actions et du contenu du texte, cet article se propose de se concentrer uniquement sur les contours que dessine ce texte autour de l’objet politique du bidonville.

Une politique de circulaires

Cette « instruction gouvernementale » se situe dans la lignée d’une série de textes de même nature juridique produits depuis 2010, et qui visent à donner aux services déconcentrés de l’État des orientations quant à la gestion de ces « campements » et de leurs habitants au niveau local. Nommés aussi « circulaires » ou « instruction gouvernementale », ces textes n’ont pas de valeur législative ou réglementaire, mais sont assimilables à de simples notes de services de l’administration à ses agents.

Les trois premières circulaires furent produites en 2010, en amont, pendant et en aval de ce qu’on a appelé la « French roma crisis », notamment marquée par le discours de Grenoble du Président Nicolas Sarkozy et par la mise à l’agenda politique de la « question rom ».

Malgré des différences sensibles, ces circulaires sont structurées autour de deux axes identiques : d’une part, le démantèlement des sites ; d’autre part, l’éloignement des personnes en situation irrégulière. La définition du problème public est centrée sur la violation du droit de propriété et le caractère illégal de l’occupation. La situation sociale des familles n’est nullement mentionnée, ni a fortiori les réponses à apporter en matière d’accompagnement.

Une feuille de route en quatre parties

En 2012, le gouvernement de François Hollande fraîchement élu produit une nouvelle circulaire, « relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites ». Malgré le maintien de la notion de « campement illicite », ce texte marque un premier glissement dans la conception du problème public en insistant sur « les situations humaines souvent très difficiles » et la nécessaire mise en place d’un accompagnement social à différents niveaux (scolarisation, santé, hébergement, insertion professionnelle) basé sur un diagnostic social.

Par ailleurs, le suivi de cette politique publique est confié à la Délégation interministérielle à l’hébergement et l’accès au logement (DIHAL), confirmant ce déplacement vers le champ de la lutte contre le mal-logement.

Début 2016, la DIHAL initie une démarche de consultation d’un ensemble d’acteurs publics, associatifs ou académiques, afin de produire un document devant « prolonger la circulaire de 2012 et conforter les acteurs de terrain », sans préciser la nature prévue du texte.

Ce n’est qu’un an et demi plus tard, en janvier 2018 (après, donc, l’élection présidentielle de 2017), que le texte est publié sous le titre d’« instruction gouvernementale », signé par huit ministres. Il fixe la feuille de route des préfets en quatre parties :

  • Mettre en place une stratégie territoriale pour le traitement des campements illicites et des bidonvilles en vue de leur résorption ;

  • Apporter des réponses différenciées en fonction des caractéristiques des campements et des personnes ;

  • Lutter contre la grande précarité et assurer le respect des lois de la République ;

  • Mobiliser les financements de l’État et rechercher les co-financements.

Du « campement illicite » au « bidonville »

L’instruction gouvernementale de 2018 est le premier texte officiel, depuis les années 1970, à mobiliser le terme de « bidonville » pour désigner un problème public réapparu depuis les années 1990 : celui d’habitats très précaires de populations migrantes, d’abord principalement originaires des pays de l’Est, puis originaires de zones géographiques plus lointaines marquées par les conflits ou des crises chroniques (Syrie, Érythrée, Afghanistan…).

Un bidonville de migrants européens près de l’Université de Marne-la-Vallée (ici en 2013). Uhmus/Flickr, CC BY

De l’avis de plusieurs acteurs associatifs impliqués dans le processus de concertation, l’usage du terme serait le fruit d’un long travail de plaidoyer (dont la campagne « 25 ans de bidonvilles ») visant à faire reconnaître – avant tout autre aspect – la dimension sociale du phénomène, replaçant donc le problème public dans le giron de la lutte contre la pauvreté et le mal-logement.

Le texte de 2018 marquerait alors un tournant important dans le « processus définitionnel », ou dans l’« étiquetage » du problème public autour de ces habitats précaires : en passant du « campement illicite » au « bidonville », le gouvernement reconnaîtrait la primauté des situations humaines et sociales sur le caractère illicite des installations, et sur l’irrégularité des situations administratives.

L’option du flou

Selon de nombreux auteurs, cette étape de définition ou de construction d’un problème public est centrale en ce qu’il transporte avec lui un corpus spécifique de solutions et mesures amenées à structurer la politique publique.

Or une analyse précise du texte vient, selon nous, atténuer la radicalité de cette évolution sous au moins deux aspects. D’une part, le titre lui-même n’abandonne pas la notion de « campements illicites », qui reste accolée à celle de « bidonvilles ». Deux hypothèses peuvent donc être ici formulées :

  • soit les deux notions désignent deux réalités différentes (en termes de types d’habitat par exemple) ;

  • soit elles décrivent les mêmes situations, vues en même temps sous l’angle des situations sociales des personnes et du caractère illicite de l’habitat.

Il semble bien que ce soit cette seconde option qu’il faille retenir, aucune référence n’étant finalement faite dans le texte à deux situations distinctes, ou deux types d’habitats différents.

Par ailleurs, si le texte ne fournit aucune définition précise de l’objet concerné par la politique publique, le résumé introductif donne des éléments sur les réalités prises en compte. Celui-ci indique ainsi que « la France compte près de 570 bidonvilles où vivent 16 000 personnes, pour une grande partie d’entre elles ressortissantes roumaines et bulgares ». Par cette mention, le texte se centre donc exclusivement sur les migrants européens, en l’occurrence les citoyens principalement roumains et souvent désignés comme Roms. Il évacue de facto les milliers de migrants extra-communautaires vivant en bidonvilles ou campements, notamment à Calais, Paris et dans certaines autres agglomérations.

Des jeunes se réchauffent dans la « Jungle », à Calais, en octobre 2016. Philippe Huguen/AFP

Apparaît ainsi – en parallèle à l’approche par situation sociale ou sanitaire – le maintien d’une approche qui cloisonne l’action publique en fonction des statuts administratifs et des nationalités : d’une part, les migrants « communautaires », potentiels destinataires de la politique publique ; d’autre part les « extra-communautaires » renvoyés à la légalité ou non de leur présence sur le territoire, et exclus de cette politique.

Ainsi, loin de l’affirmation franche d’un nouvel objet de politique publique, l’instruction gouvernementale fait le choix de maintenir une certaine ambivalence quant à cet objet. Cette option du flou semble plus liée à des raisons politiques qu’à une vision du problème publique : de l’avis de plusieurs parties prenantes au processus d’élaboration du texte, il s’agissait de ne pas créer de casus belli avec le ministère de l’Intérieur, acteur central dans le processus de validation du texte, et qui désirait ne pas ajouter de la confusion aux actions menées vis-à-vis des « camps de migrants » à Calais, Paris ou ailleurs.

Regroupés au sein d’une « coalition de cause », partageant une vision relativement proche du problème public, les acteurs publics et associatifs se seraient donc ralliés à une stratégie commune permettant une adoption du texte au prix de certains aménagements. Il s’agira donc, par la suite, de suivre les évolutions possibles dans l’interprétation donnée au texte, et la progressive intégration d’autres publics dans le giron de l’instruction.

Une ambiguïté qui dépasse la sphère des acteurs publics

Mais cette raison politique ne saurait expliquer à elle seule l’approche restrictive du bidonville in fine présente dans le texte. Selon nous, celle-ci reflète également les difficultés de positionnement des principales associations et collectivités concernées autour de la dimension ethnique et/ou statutaire du phénomène.

Un bidonville au nord de Paris (en 2017). Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY

Les entretiens menés auprès de plusieurs responsables associatifs – nationaux ou locaux – confirment un positionnement hésitant entre une mise en avant de la situation spécifique de populations européennes (dont le statut a un impact sur fort sur l’accès au droit commun), voire de populations roms (notamment en matière de discriminations), et une approche plus transversale des populations – migrantes ou non – vivants en squats, campement ou bidonvilles en France.

Concernant les aspects ethniques, notons que si la plupart des associations promeuvent aujourd’hui la mise à distance politique de cette dimension, nombre d’entre elles se sont historiquement construites autour de la « question rom », identifiée comme telle, et qui se retrouve dans les noms même de certaines structures (Romeurope, la Voix des Rroms, collectifs roms, projet Roms civic…).

La question demeure encore aujourd’hui un sujet de débats, voir de tensions, au niveau des associations ou collectifs locaux comme des réseaux nationaux : si pour certains l’enjeu se situe sur la reconnaissance d’une minorité rom discriminée, pour les autres il s’agit de faire reconnaître avant tout des situations de grande précarité, qui priment sur toute autre considération.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que ces hésitations quant à la définition du problème public sont également présentes dans la recherche scientifique, qui connaît en grande partie ce même cloisonnement entre travaux portant sur les Roms vivant en bidonvilles, recherches portant sur les autres populations migrantes vivant dans des conditions similaires (à Calais et en région parisienne notamment), et travaux portant sur les populations françaises vivant en squats.

De même, on observe une frontière encore relativement étanche entre recherches portant sur les squats et bidonvilles, et celles centrées sur la grande précarité et le sans-abrisme alors même que de nombreux ponts nous sembleraient pertinents à effectuer entre ces champs de recherche, afin d’éviter l’essentialisation des phénomènes, et d’enrichir utilement chacun des domaines.

Certains travaux récents (notamment ceux de Florence Bouillon, Thomas Aguilera ou Axelle Brodiez-Dolino) tentent ainsi une approche plus transversale en termes de publics, allant dans le sens d’une analyse globale du problème public.

Un travail de définition inachevé

La manière dont un problème public est nommé, « étiquetté », est une étape centrale dans le cycle d’une politique publique, tant du point de vue du processus (qui a été impliqué, à quel moment, dans quelles conditions, et avec quels rapports de forces ?), que du résultat, qui détermine en partie les solutions qui seront élaborées.

En ce sens, la réémergence de la notion de « bidonville » au détriment d’autres termes (« campements illicites » ; « camps de Roms » ; « camps de migrants »…) dans l’instruction du 25 janvier 2018 est loin d’être anodine : elle crée une forme de lien avec des situations déjà connues dans le passé (les bidonvilles des années 30 aux années 60), et induit une prise en compte des conditions de vies et situations sociales plus que de la légalité des installations ou de la présence sur le territoire.

Cependant, nous avons pu montrer que ce travail définitionnel demeurait inachevé, le texte demeurant finalement ambigu sur les réalités couvertes par le terme de « bidonville », et sur la prise en compte ou non de l’ensemble des sites – quelle que soit la nationalité ou la situation administrative de leurs occupants.

Cette option du flou, si elle trouve une explication dans le contexte politique et social de production de la circulaire, sera nécessairement amenée à évoluer vers plus de clarté, dans la confrontation avec les réalités très diverses vécues par les migrants précaires dans nos grandes agglomérations.

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