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Le mythe du « chaînon manquant » ne fait pas avancer la science

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Au printemps dernier, on a appris qu’on venait de découvrir un chaînon manquant entre les micro-organismes et les humains et qu’on l’avait appelé Lokiarchaeota. En fait, ce microbe repéré sur le fond marin à côté d’une source hydrothermale baptisée château Loki, partage des caractéristiques avec, à la fois, les bactéries et nous-mêmes. Et du coup, il constituerait un chaînon manquant entre les deux groupes. Les microbiologistes se sont montrés bien silencieux face à la fiction ainsi racontée. En effet, même si ce microbe est fascinant, et mérite donc d’être mis en pleine lumière, il ne constitue pas plus un chaînon manquant que l’ornithorynque en est un entre les canards et les hommes.

L’image du chaînon manquant, fondée sur l’idée que l’évolution est un processus méthodique avec des connexions logiques et continues à découvrir et à répertorier, voilà qui fait une bien belle histoire. Mais elle est fausse. Et cela influence de façon fâcheuse la compréhension que nous avons de phénomènes menaçants et immédiats comme l’évolution rapide de la grippe.

La grande chaîne du vivant

La notion de chaînons manquants dans l’évolution remonte à la théologie médiévale de la grande chaîne du vivant, une théorie qui a survécu à Darwin et persiste jusqu’à nos jours. Elle est irrésistible – et pas seulement parce que vous savez qui finira tout en haut du pinacle présumé de l’évolution.

Deux visions des relations entre les animaux connus des théologiens du Moyen-Age. Author

A la gauche du schéma, il y a l’image habituelle de la vie sur Terre : une chaîne de créatures s’alignant sans à-coups du poisson à l’homme en passant par les grenouilles et les lézards. L’idée étant que pas à pas, la vie « avance » en gagnant de plus en plus de complexité : la théorie de la grande chaîne du vivant est tellement enracinée qu’elle est même utilisée par des artistes comiques et des dessinateurs humoristiques pour se moquer de l’esprit de l’époque.

Imagerie scientifique

Mais qu’il y a-t-il sur le schéma de droite ? L’un et l’autre sont justes et montrent exactement les mêmes informations à propos des relations entre espèces : les humains sont plus étroitement apparentés aux singes que ces deux espèces ne sont apparentées aux lézards et que tout ce petit monde n’est apparenté aux grenouilles, etc. Mais nous savons bien que les hommes ne constituent pas un chaînon entre les poissons et les grenouilles. Chaque noeud d’un arbre généalogique peut être tourné sans que cela ne modifie les rapports exacts entre les membres présents. La rotation sur la gauche est la plus habituelle car nous aimons bien nous situer au sommet !

On ne peut dévoiler plus efficacement la puissance de ce genre d’imagerie scientifique qu’en positionnant Lokiarchaeota comme chaînon manquant dans une telle chaîne d’évolution imaginaire.

L’un des grands succès de notre compréhension de la vie, c’est de savoir que la cellule eucaryote, celle qui est nôtre, provient d’une fusion ancienne, par symbiogenèse, de formes de vie très disparates. C’est ce que l’on appelle une chimère à moins que l’on préfère l’appeler une créature de Frankenstein. Le microbe Lokiarchaeota est un salmigondis d’éléments disparates ressemblant aux trois domaines du vivant dont nous partageons une partie. C’est un Frankenstein comme nous ne l’avons encore jamais vu, mais un Frankenstein tout de même, et pas l’anneau d’une chaîne.

On assiste de plus en plus à des découvertes époustouflantes, toutes rendues possibles par notre utilisation de nouvelles technologies moléculaires pour explorer la biodiversité de la Terre. Par exemple, le laboratoire de Penny Chisholm au Massachusetts Institute of Technology a découvert des virus qui avaient emprunté des éléments d’information photosynthétique au plancton marin – une trouvaille remarquable mais pas parce que c’est un chaînon manquant entre les virus et les plantes.

L’image de l’horloger aveugle de Richard Dawkins est-elle justifiée ? Tobias Schwarz/Reuters

L’image d’une chaîne continue, degré après degré et anneau après anneau, est déterminante dans la façon dont nous percevons l’évolution et cela affecte notre vie quotidienne. Prenons l’exemple de la grippe, qui requiert une vaccination par an car elle évolue sans cesse pour échapper à notre système immunitaire : ce qui nous a protégé l’année dernière ne servira plus cette année. Si l’on ignore l’émergence rare – heureusement pour nous – de monstruosité comme la grippe espagnole après la Première Guerre mondiale, le virus de la grippe évolue sans arrêt. Il est généralement modélisé comme se produisant par dérive antigénique, un phénomène continu et sans à-coups qui l’emporte au hasard à travers l’espace de l’évolution, pour trouver de nouveaux endroits où se mettre à l’abri du système immunitaire.

Un récit différent de l’évolution

Mais nous ne pouvons pas nous contenter de récits anciens simplement parce que nous les trouvons confortables et familiers. Pour l’épidémiologue et théoricien Sunetra Gupta, de nombreuses maladies infectieuses – dont le virus de la grippe – évoluent via le réassemblage d’éléments anciens provenant de sources disparates, et non au cours d’une errance perpétuelle vers de nouveaux endroits. Plutôt qu’un horloger aveugle tripotant le modèle de l’année dernière – c’est la célèbre image de l’évolution de Richard Dawkins –, il s’agit plutôt de la vision d’un savant fou qui assemble chaque année, dans son laboratoire, de nouvelles créatures frankensteiniennes.

À coup sûr, le nouveau vaccin qui vous est inoculé chaque année ne ressemble pas à un anneau d’une chaîne continue. Il s’agit plus d’un mélange de A/Nouvelle-Calédonie/20/99 et de B/Shandong/7/97, élaboré à partir de souches précédentes. A Oxford, Gupta et son équipe opposent l’habituelle et confortable idée de dérive antigénique à celle d’une « épargne antigénique » concept inspiré du monde de l’économie, évoquant l’image de quelqu’un qui, dans un magazine d’occasion, farfouille pour retrouver les modèles anciens de vêtements afin d’en confectionner de nouveau. Déterminer le juste point de vue sur l’évolution du virus de la grippe fait actuellement l’objet d’études scientifiques actives et controversées.

Le fait est que les métaphores ont un pouvoir considérable en matière scientifique. Mais ce n’est pas la réalité qui nous les impose. L’importance d’images fortes pour permettre au grand public de comprendre la science ne doit pas être surévaluée. Il est arrivé que la presse mondiale nous régale d’un Late Night Double Feature Picture Show où des scientifiques déterrent les cadavres dans le permafrost arctique afin de réactiver en laboratoire le virus mortel de la grippe de 1918. Cette remarquable étude de la grippe aurait été accueillie moins en fanfare si elle ne se rattachait pas à des mythes populaires. Merci Mary Shelley !

Nous devons choisir nos métaphores avec soin, de peur d’être induits en erreur. Ainsi, la Grande chaîne du vivant, tendue à travers l’espace de l’évolution par des horlogers aveugles, avec des chaînons manquants en attente de découverte, ne nous aide pas à comprendre les maladies infectieuses.

This article was originally published in English

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