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Le premier sérial killer américain était aussi un ingénieur méticuleux

Vue du « Chateau » de H.H. Holmes, véritable manufacture du meurtre. Zone éditions

Et si le meurtre, prémédité, sériel et savamment orchestré, était un véritable processus industriel ? Et si, pour ce faire, certains avaient conçu des espaces incroyables et sophistiqués, bijoux du design, ancrés dans une époque de développement industriel et de taylorisme sans pareil ? C’est le pari que fait l’auteure de « La Manufacture du meurtre » (paru chez Zones éditions, la Découverte) à travers une analyse originale du cas de H. H. Holmes, connu comme le premier serial killer américain, anti-héros de l’histoire de la modernité. Extraits de l’introduction et du premier chapitre.


« Souvenez-vous à présent que les restes d’un grand four en briques ont été découverts dans le sous-sol du Château. Il fut construit selon les indications de Warner […]. C’est dans ce même four que j’invitai Monsieur Warner à entrer sous le fallacieux prétexte d’une explication sur son fonctionnement, et alors que j’en sortais prétendant avoir besoin d’outils, je fermai la porte, allumai le four en poussant l’huile et la vapeur à leur maximum. En un temps record, il ne resta rien de ma nouvelle victime, pas même un os ».

H.H Holmes de son vrai nom Herman Webster Mudget, le premier tueur en série des États-Unis aux multiples identités, avoue des dizaines de crimes. Zone éditions

C’est en ces termes qu’Henry Howard Holmes, de son vrai nom Herman Webster Mudgett, considéré comme le premier tueur en série des États-Unis, auteur de plusieurs dizaines de meurtres par strangulation, asphyxie, crémation, etc., confesse l’un des crimes commis dans la maison qu’il a conçue à cet usage. La presse lui impute plusieurs centaines de meurtres et de disparitions. On n’en connaît pas le nombre avec certitude.

Dans ses aveux, certaines de ses victimes, à l’instar de son portier Robert Latimer, se présentent au cours de son procès, en chair et en os, et certificat à l’appui. Il ne fait cependant aucun doute que H. H. Holmes est un tueur en série, un menteur patenté et un escroc dont le parcours témoigne d’une compréhension fine des technologies de son temps, celui du capitalisme industriel de la seconde moitié du XIXe siècle.

En 1896, à l’âge de 35 ans, le condamné à mort aux multiples identités est pendu. Il emporte ses secrets, ses inventions et ses mensonges dans sa tombe.

Dix ans auparavant, en 1886, Holmes est enfin l’heureux nouveau propriétaire du terrain qu’il convoitait depuis plusieurs années. Bien que ce ne soit pas son métier, il n’hésite pas à dessiner les plans de sa future maison et à en superviser la construction dans les moindres détails. Il construit une bâtisse si vaste que ses voisins l’appellent le Château.

Derrière la façade de bon goût, on ne peut deviner la présence des innovations les plus modernes, du passe-plat au four à taille humaine, jusqu’à un système d’émission du gaz et de l’électricité commandé à distance d’un bout à l’autre de la maison. Chef-d’œuvre rationnel et mécanique cosy du crime en pantoufles, le projet de Holmes s’inscrit dans l’exécution au pied de la lettre du projet fonctionnaliste des modernes tel qu’il fut formalisé par Nikolaus Pevsner dans Pioneers of the Modern Movement et par Sigfried Giedion dans La Mécanisation au pouvoir.

[…]

Machine à abattre les cochons, Giedeon.

Létal, pratique et confortable, le Château comprend une centaine de pièces, des appartements et des magasins. Ce projet architectural se réclame du projet fonctionnaliste historique et, dans le même temps, le questionne ainsi que ses limites. Il serait naïf de voir ici une simple conjoncture dans l’émergence quasi simultanée de la révolution industrielle américaine et dans celle de l’apparition du serial killer. Pour mener mon enquête, j’ai décidé de laisser de côté l’attrait morbide généralisé pour les faits divers, et d’examiner non seulement cette réalisation comme un paradigme fonctionnaliste s’inscrivant parfaitement dans la perspective de la mécanisation moderne et sa mise en œuvre – on retrouvera ces idées dans les transformations énoncées par Frederick Winslow Taylor, l’inventeur du management scientifique du travail dans les usines du pays dont il a décrit les lois (rapidité, rythme, outils, facteur humain, organisation et efficacité) – mais aussi comme une expression de la sérialité au croisement de la chaîne de montage et de l’invention du terme « tueur en série ».

Létal, pratique et confortable, le Château comprend une centaine de pièces, des appartements et des magasins. Zone éditions

Loin d’être une coïncidence, je lance l’hypothèse que Holmes est le produit d’une collision logique rapprochant deux pratiques apparemment distantes sous le dénominateur commun des nouveaux modes de production industriels dont le design et le meurtre sériel sont les deux émanations. La coémergence de ces notions met en scène une triangulation entre la conception du vivant, la sérialité et ses corollaires, et une psyché mise à mal par la modernité. Un tel déplacement n’est pas sans incidence.

Le romancier Upton Sinclair, dans La Jungle, est le premier écrivain à décrire l’abomination des conditions de travail des ouvriers des abattoirs de Chicago. Trente ans après, en 1936, Charlie Chaplin expose dans Les Temps modernes les hallucinations d’un ouvrier hypnotisé par la tâche répétitive qui lui incombe. Il doit accomplir le même geste sur les quelques centimètres de la chaîne de montage qui lui sont assignés. Il n’y a sans doute pas de hasard non plus si, après avoir incarné les excès de l’industrialisation, laissant l’ouvrier, exploité par la machine, exsangue, Chaplin endosse le rôle de Monsieur Verdoux (1947), le tueur en série inspiré du célèbre Henri Désiré Landru.

[…]

Chaplin s’est inspiré de Landru pour exposer les agissements d’un homme traitant les femmes comme si elles étaient des objets et les soumettant à une circulation économique entre consommation, disparition et fructification de son capital. Il a saisi la dimension monstrueuse du meurtrier à l’identique du schéma établi par Holmes quelques années auparavant. Écho de la rationalité et de l’efficacité appliquées au vivant dans une dynamique se déployant à partir du centre urbain du traitement industrialisé du bétail à Chicago revisité par Holmes pour ses meurtres et les vols de dizaines d’assurances-vie et de biens, actions et héritages de ses futures victimes.

Bande annonce de M.Verdoux, Charlie Chaplin, 1945.

De l’autre côté de l’Atlantique, et pas plus que son prédécesseur, Landru n’opère de distinction entre le vivant et l’inanimé et vise le même objectif mercantile. Nos deux tueurs en série traitent les femmes à partir de l’espace privé, ils y trouvent un instrument du capital mis au service de leur enrichissement personnel. L’intérieur se révélant « absolument crucial dans la compréhension des cas de violence répétitive » de la modernité de masse qui n’opère aucune différence notable entre la répétition, la standardisation, l’efficacité et le meurtre. À la seule différence que Holmes confère une ampleur inégalée et un fonctionnalisme redoutable à toutes ces opérations.

[…]

Le serial killer et le rêve américain

« Il faut reconnaître que, à sa façon macabre, Holmes était autant le représentant du rêve américain qu’Henry Ford ou Horatio Alger. » Comme le suggère cette formule de Colin Wilson, la pratique du tueur en série se confond avec celle de l’histoire de l’industrialisation.

La prolifération des appareils améliorant l’économie domestique en suit la courbe ascendante et répond à la modernisation des chaînes de montage dans l’usine et à la spécialisation des tâches. Un couplage inédit entre l’efficacité et la mécanisation se dessine du fait que cette dernière échappe à la seule production des biens de consommation pour servir de modèle à l’abattage et à l’équarrissage des bêtes à viande dans les premières chaînes de montage des usines mécanisées au monde. Si ces deux voies se déploient simultanément et à une échelle massive à Chicago, ce troublant écho apparaît comme l’une des formes d’incarnation d’un monde où les échanges entre l’inanimé et le vivant aboutissent à ce qu’aucun animal ni aucun être vivant ne tiennent face à la machine et à la promesse des bénéfices.


La manufacture du meurtre, 2018. Zone éditions

Ce motif sériel caractéristique de la production trouve son expression de l’extrême avec Holmes car, « dans l’histoire de Holmes et ses crimes, il n’y a rien de plus intéressant que la description de son Château dans lequel il est accusé d’avoir utilisé toutes sortes d’instruments pour se débarrasser de ses victimes […]. Il était construit avec l’idée unique de confort pour l’exécution de crimes », consigne un contemporain de Holmes.

Au crépuscule du XIXe siècle, en adaptant et en revisitant les principes de l’industrialisation à la maison, et en y associant le confort d’une efficace fonctionnalité, le premier tueur en série de l’histoire des États-Unis fait la démonstration des conséquences d’une mécanisation incontrôlable et en dévoile la part maudite.


« La Manufacture du meurtre. Vie et œuvre de H.H. Holmes, premier serial killer américain », Alexandra Midal, Paris, Zones ».

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