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Le traitement pénal de l'exploitation sexuelle en France : droit, genre et culture

Une femme nigériane attend dans une salle d'audience avant le début du procès d'une affaire de réseau de prostitution à Lyon, le 6 novembre 2019.
Une femme nigériane attend dans une salle d'audience avant le début du procès d'une affaire de réseau de prostitution à Lyon, le 6 novembre 2019. Romain Lafabregue / AFP

C’est sous le terme de « traite des Blanches » que la traite à des fins d’exploitation sexuelle fait son apparition dans l’arène internationale à la fin du XIXe siècle, suite à la révélation de la présence de prostituées mineures étrangères (notamment anglaises) dans des maisons closes bruxelloises. Le scandale dépasse rapidement les frontières de la Belgique et remplit les colonnes des journaux occidentaux pour se muer en panique morale. La figure de la victime y est stylisée, unanimement décrite comme très jeune, naïve, innocente, arrachée à sa famille et contrainte à la prostitution dans un autre pays que le sien par des hommes violents et sans scrupule.

Bien que différents travaux aient procédé à l’invalidation rigoureuse du « scandale », en montrant à partir des archives de l’époque son absence d’étayage empirique, le terme de « traite des Blanches » se répand rapidement. Il alimente notamment, pendant les décennies qui suivent, le combat abolitionniste contre la prostitution réglementée, au nom de la défense des droits des femmes.

En établissant un parallèle avec la traite des Noirs, définitivement abolie quelques décennies plus tôt seulement, cette expression convoque l’imaginaire de l’esclavage et lui ajoute un ressort dramatique auquel la population européenne est particulièrement sensible : les victimes sont ici blanches, par leur couleur de peau autant que par la virginale innocence qui leur est prêtée.

Le contexte colonial de l’époque, qui lie largement question raciale, morale sexuelle et identité nationale, et les crispations nationalistes du début du siècle, motivent l’engagement des gouvernements dans la lutte contre la traite : en contrôlant les prostituées et leurs déplacements, il s’agit aussi d’éviter les métissages menaçant la nation dans son intégrité raciale et sexuelle.

La Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, adoptée en 1949, ancre donc dans le droit international une position abolitionniste liant inextricablement traite et prostitution et faisant de toute personne en situation de prostitution la figure par excellence de l’innocence bafouée, dénuée de puissance d’agir et de libre arbitre.

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Si la panique morale suscitée par la traite des Blanches au tournant du XXe siècle évolue ensuite quant aux projections qu’elle convoque, le grand récit auquel elle s’adosse, et qui s’articule autour des figures de la victime et de l’exploiteur, présente pourtant certaines continuités. Nous en questionnons ici les rémanences à partir d’une enquête sur le traitement pénal contemporain de l’exploitation sexuelle en France.

La « traite », de l’atteinte au corps des femmes à celle de l’intégrité nationale

À partir des années 1990, dans un contexte de chute des régimes socialistes et d’agitation des peurs liées aux migrations en provenance de l’Est, la traite est de plus en plus souvent problématisée comme une question sécuritaire, et non plus seulement comme une atteinte aux droits des femmes. Nombre de chiffres circulent alors pour attester de l’ampleur du phénomène, perçu comme une des formes d’expression du crime organisé en lien avec l’immigration irrégulière. Bien qu’ils présentent des variations importantes résultant de leur construction peu stabilisée, leur mobilisation joue un rôle non négligeable dans l’adoption d’une profusion de textes et d’instruments nationaux et internationaux consacrés à la lutte contre la traite.

Parmi ceux-ci, le Protocole de Palerme, adopté par les Nations unies en 2000, pose une définition internationale du phénomène incluant différentes formes d’exploitation (au-delà de la seule exploitation sexuelle). Il rappelle par ailleurs que le « consentement » initial de la victime (à la prostitution, par exemple) est indifférent pour caractériser légalement l’infraction.

Les débats qui l’entourent témoignent du fait qu’au début du XXIe siècle, la lutte contre la traite suscite toujours de vives controverses relatives notamment au contrôle des frontières comme à celui du corps des femmes.

En France, pays de tradition abolitionniste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’augmentation rapide de la part des étrangères parmi les personnes en situation de prostitution à partir des années 1990 facilite l’introduction de l’infraction de traite dans le code pénal en 2003 (articles 225-4-1 et suivants), au nom d’une équivalence rapidement posée entre prostitution étrangère et exploitation. Celle-ci réactive la figure idéaltypique de la victime de traite comme jeune prostituée étrangère travaillant sur le trottoir, naïve, vulnérable, innocente et exposée à la violence brute de ses exploiteurs.

En pratique pourtant, les étrangères en situation de prostitution, désormais nettement majoritaires sur la voie publique, restent prises dans les ambivalences de la politique anti-traite, entre humanitarisme et répression. Comme l’illustrent les législations contrastées adoptées au nom de la lutte contre l’exploitation sexuelle, en 2003 et 2013 notamment (criminalisant alternativement la vente, puis l’achat de services sexuels), elles sont ainsi tout à la fois, ou tour à tour, perçues comme des victimes absolues et des coupables de trouble à l’ordre public et/ou de séjour irrégulier.

Les procès jugeant trafiquants et proxénètes, peu étudiés par les sciences sociales, constituent alors des espaces d’observation singuliers de la manière dont s’incarnent, au pénal, les figures tutélaires de la victime et de l’exploiteur. Celles-ci constituent en effet l’armature, depuis plus d’un siècle, du « grand récit » autour duquel s’organisent la traite et son combat.

La traite au tribunal : une infraction « culturelle » ?

S’intéresser aux procès pour exploitation sexuelle dans une perspective sociologique conduit d’abord à constater, chez les professionnels du droit, la prégnance des hiérarchisations spontanées fondées sur l’origine et la « culture » prêtées aux auteurs et victimes.

Au cours de notre recherche, nous avons mené environ cinquante entretiens avec des magistrats et des avocats et observé une trentaine d’audiences correctionnelles. Ces matériaux révèlent le caractère routinier de la distinction établie, au pénal, entre proxénétisme « roumain », « nigérian » et « chinois ».

Le proxénétisme dit « roumain » est perçu comme particulièrement sordide. S’inscrivant souvent dans la conjugalité (l’homme tirant profit de la prostitution de sa compagne), il résulterait d’une culture marquée par un rapport dévoyé à la sexualité et l’absence de tabous sexuels intrafamiliaux. Empêchant les femmes de se reconnaître comme victimes, cette culture s’opposerait en tout point à une culture dite occidentale : celle-ci se caractériserait au contraire par un souci d’égalité des genres et une conception familialiste de la conjugalité adossée à l’exclusivité amoureuse et sexuelle.

Le proxénétisme dit « chinois », quant à lui, est généralement associé à un fonctionnement « entrepreneurial » entre personnes envisageant la prostitution comme une ressource migratoire et mues par des considérations économiques.

Dans ces deux cas, les victimes présumées dérogent ainsi à l’image de victime idéale, naïve et abusée.

Au contraire, l’exploitation sexuelle au sein de la communauté nigériane se distinguerait par une emprise psychologique inédite exercée sur les victimes via le recours à des rituels de magie noire organisés avant le départ du Nigéria et censés garantir le remboursement de la dette exorbitante qu’elles contractent pour le voyage vers l’Europe.

Présentées comme généralement non consentantes et dupées, les victimes, très jeunes, perdraient en outre souvent leur virginité lors de viols pendant le voyage ou à leur arrivée en France. Au terme d’un mouvement conjugué d’exotisation, d’ethnicisation et de sexualisation des corps, les victimes nigérianes semblent ainsi pouvoir préserver, dans les imaginaires, l’idéal de pureté et de réserve sexuelle classiquement associé au genre féminin, et singulièrement aux victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle.

Le mythe s’effondre pourtant brutalement si les victimes recourent elles-mêmes à l’achat d’une autre femme pour rembourser plus vite leur dette, un processus courant dans la communauté nigériane. Ceci bouscule l’ordre des genres articulé autour des figures de l’homme violent exploitant la sexualité de femmes sous emprise, d’une part, et de la « victime idéale » entravée dans l’exercice de son libre arbitre, d’autre part. Aux yeux des magistrats, la victime-auteure voit alors généralement sa qualité de proxénète primer sur celle de victime.

Des frontières sexuelles aux frontières nationales : le corps de la nation

À partir de ces observations, plusieurs pistes de réflexion se dégagent. D’abord, face à une matière décrite par les professionnels du droit comme difficile à saisir, le caractère banal et routinier des classements fondés sur l’origine semble permettre de réduire la complexité des situations. Cependant, en assignant des traits immuables aux personnes censées composer ces cultures conçues comme homogènes, cette pensée par groupes n’est pas sans effet sur le jugement pénal : elle contribue à caractériser l’infraction et à en hiérarchiser les auteurs et les victimes.

L’enquête sur les bancs du tribunal montre ainsi que c’est dans leur articulation avec des normes de genre et de sexualité que la portée de ces codifications culturalistes peut être saisie. En effet, le traitement pénal des victimes comme des auteurs d’exploitation sexuelle est inéluctablement rapporté à leur altérité avec un idéal type de sexualité pensée comme « blanche », c’est-à-dire ni vénale ni contrainte. Autrement dit, la sexualité reste centrale dans la manière dont les sociétés occidentales post-coloniales pensent leur caractère supposément civilisé, en opposition à un « autre » barbare".

En définissant le droit en matière d’exploitation de la sexualité tarifée, ce ne sont donc pas seulement les frontières juridiques de l’infraction que tracent les acteurs judiciaires. Ce sont aussi, et surtout, les frontières morales et nationales d’un ordre public qui apparaît indissociable d’un ordre des genres et des sexualités.


Le projet ProsCrime est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

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