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Le verdict racial de l’image : retour sur les affaires Rodney King et O.J. Simpson

Photo d'affiche de la série télévisée démarrée en 2016, « American Crime Story : The People v. O.J. Simpson ». Huffington Post

L’annonce de la sortie de prison le 1er octobre du célèbre joueur de football O.J. Simpson suscite un émoi particulier aux États-Unis.

Le sportif africain-américain, aujourd’hui âgé de 70 ans – avait été condamné en 2008 à une trentaine d’années d’incarcération pour vol à main armée. Mais le monde se souvient surtout de son procès spectaculaire et retentissant, en 1994-1995, quand il fut soupçonné des meurtres de son ex-femme, blanche, Nicole Brown Simpson et de son compagnon Ronald Goldman. Si l’ancienne star fut disculpée, le procès et les événements sont restés dans les annales, indissociables désormais de la question raciale._

« O.J. : Made in America ».

Le double meurtre avait eu lieu juste après un événement majeur de l’histoire des violences racistes aux États-Unis : l’affaire Rodney King.

En mars 1991, une vidéo amateur – prise par un témoin, George Holliday – capturait le passage à tabac par un policier blanc d’un homme noir, Rodney King, poursuivi pour excès de vitesse. Les images firent alors le tour des télévisions mais un an plus tard, l’acquittement des policiers par un jury ne comprenant aucun Africain-Américain, embrase les quartiers noirs de Los Angeles. Les émeutes provoquent la mort de 52 personnes. Un second procès se déroule finalement au cours de l’hiver 1993 et condamne deux des policiers à 30 mois de prison.

Le laps de temps infime au cours duquel se déroulèrent ces deux crimes et leurs procès respectifs (1991-1995) a imposé de les lire comme les deux temps, les deux actes, d’une même tragédie raciale d’autant que, dans les deux cas, la prise en charge policière et juridique, soit, faillit, soit, ne put s’exercer sereinement – et probablement les deux à la fois.

Les images, notamment celles véhiculées par la presse, ont pris une place prépondérante dans la compréhension de ces deux événements majeurs de l’histoire de la race en Amérique.

Je m’attacherai donc à deux d’entre elles : tout d’abord, un cliché tiré du film amateur montrant le passage à tabac de Rodney King, à l’instar de la une du New York Daily News qui titrait le 6 mars 1991 : « L.A. Lawless Cop Furor Is Filmed », semblable à l’ensemble des images publiées par la presse papier de l’époque ; puis, dans un second temps, à la couverture du Time Magazine du 27 juin 1994 qui montrait le visage d’O.J. Simpson et titrait « An American Tragedy ».

Ce binôme présente l’intérêt de donner à voir le travail de l’image dans la lutte contre le racisme comme dans l’insidieuse propagande raciste.

La violence en image

Capture d’écran du film amateur de George Holliday, 1991.

L’image arrêtée du film de George Holliday sur laquelle est fondée la une du Daily News est d’autant plus glauque qu’elle n’a fait l’objet d’aucune mise en scène.

Elle a la force de l’instantané et de la condensation visuelle dont le déploiement est l’histoire. La lumière peine à se faire une place, et rase le sol en profitant de la blancheur du véhicule qui sert de décor à la scène nocturne. On devine une masse humaine, légèrement décentrée sur la gauche, tentant de se hisser alors que le policier de droite lui assène un coup de pied et celui de gauche un coup de matraque. Le cercle de la vingtaine de policiers présents, complices, entourant les deux criminels et la victime, n’est visible qu’en partie, par les trois silhouettes policières à peine perceptibles dans l’image. Le dispositif est celui du cirque et ses jeux criminels bénéficient de la protection des forces de l’ordre, car celles-ci délèguent à deux d’entre eux l’abattage de l’homme noir, tout en protégeant ce qui s’avère être un exutoire de la violence policière.

L’artiste Danny Tisdale ne s’y trompa pas lorsqu’il actualisa l’imagerie Warholienne des « Death and Disaster Series » (1962-1965) dans une œuvre qu’il exposa au Whitney Museum of Art pour l’exposition « Black Male : Representations of Masculinity in Contemporary American Art » (New York, 1994-1995).

Danny Tisdale, « Black Male : Representations of Masculinity in Contemporary American Art », 1994-1995. Danny Tisdale

Non seulement Tisdale évoquait ainsi la permanence de la violence raciale aux États-Unis malgré les revendications des activistes pour l’égalité des droits depuis plus de trente ans, mais il constatait aussi, incidemment, l’échec de l’image dans sa mission d’alerte et de prise de conscience.

À la vue des photographies de la campagne de Birmingham pour Life en 1964 (celles-là même qu’Andy Warhol avait utilisées pour ses « Race Riots »), John F. Kennedy avait remarqué que les événements étaient « rapportés avec bien plus d’éloquence par la photographie de presse que par la plupart des articles explicatifs ».

« Race Riot », 1964. Andy Warhol, Gagosian Gallery/Wikimedia

Pourtant, ni l’image de presse, diffusée massivement à travers le pays et au-delà, ni l’art de Warhol puis de Tisdale, n’y changèrent rien. Si elles engendrèrent manifestement une indignation immédiate et sincère, qui suscita également un certain nombre de mesures, notamment pour ce qui concerne la police de Los Angeles, censées prévenir ces démonstrations évidentes de racisme, elles ne terrassèrent pas l’idéologie fondamentale de ces crimes puisqu’ils ont encore resurgi récemment.

En sont témoins les décès tragiques de Trayvon Martin en 2012 en Floride, de Michael Brown à Ferguson (Missouri) et d’Eric Garner à New York au cours de l’été 2014.

Regardons à présent l’image emblématique du procès Simpson.

Noircir le tableau

La célèbre couverture évoquant l’arrestation et l’inculpation d’O.J. Simpson montre son visage noirci – littéralement : foncé.

Cette manipulation de l’image (que l’on déduit à l’observation) fut immédiatement identifiée par le lectorat car la même photographie d’identification policière qui avait servi de base à la couverture du Time, s’avéra la source de la couverture de Newsweek qui parut exactement le même jour, mais sans variation de son teint.

Visage d’O.J. Simpson noirci artificiellement. archives de l’auteur

La dramatisation des images par un jeu de contraste artificiel sur le clair-obscur n’avait alors rien de nouveau et se poursuit aujourd’hui dans toutes les pratiques photographiques amateurs et professionnelles.

C’est une tonalité et une licence autorisées par l’usage, parce que ce jeu signe une interprétation et/ou une sensibilité à l’événement réel qui ne le fausserait pas.

Toutefois, cette manipulation du Time, à deux semaines des meurtres de Nicole Brown Simpson et Ronald Goldman, choqua et continue d’interpeller, parce que, dans ce cadre précis, ce jeu sur la lumière et l’ombre en était un d’amplification ethnicisante du suspect, de sur-racialisation – si l’on m’autorise ce néologisme – et, de fait, une forme visuelle de dénigrement, dans sa signification étymologique.

En noircissant, non pas tant le tableau que le visage de Simpson, la gageure des éditeurs du Time reposait sur l’assomption commune, ou suffisamment généralisée, qui voulait que la noirceur fût considérée, en soi, un état moins honorable que la blancheur, si bien qu’assombrir un individu, c’était l’exposer à une moindre estime en termes de moralité.

Par conséquent, le suspect, plus noir que de nature sur cette couverture, se rapprochait visuellement du coupable. Si Newsweek n’avait pas choisi la même photo, le même jour, mais sans la transformer, ce subterfuge aurait vraisemblablement abouti de manière imperceptible. Le tabou du racisme n’aurait pas été levé et une couche supplémentaire de préjugé se serait sédimentée dans la construction collective de la violence de l’homme noir.

La rédaction du Time tenta évidemment, bien qu’elle s’en défendit à maintes reprises par les déclarations de son éditeur James R. Gaines, d’anticiper, de corroborer et d’influencer l’opinion publique dans le sens d’un crime au fondement racial, dont les leviers et les formes étaient archaïques dans la société américaine. L’image devenait ainsi le symbole d’une évidence (la menace fondamentale que représente l’homme noir pour la femme blanche), le cliché naturel d’une société régie par la « one-drop rule » dont on ne pouvait toujours pas transgresser les codes ségrégationnistes en 1990, même à Brentwood (quartier riche de Los Angeles où vivaient les Simpson).

Racisme : l’efficacité de l’image

Les différents régimes visuels (photographie de presse, œuvre d’art, film, portrait, instantané…) induisent des manières tout aussi différentes de recevoir l’image, si bien que chacune d’elles cadre et encadre l’interprétation des événements représentés.

De ce point de vue, les images iconiques des affaires King et Simpson forment les deux pôles autour desquels l’image travaille la race. La scène de passage à tabac de Rodney King dévoile crûment le racisme en acte alors que le portrait sur-ethnicisé d’O.J. Simpson révèle les préjugés liés à la couleur de la peau.

L’idéologie raciste peut donc être ébranlée par la visualisation de sa concrétisation, autrement dit, l’image de la violence peut alerter la conscience du regardeur là où la description textuelle ne l’atteint pas toujours aussi sûrement.

O.J. Simpson, alors commentateur sportif pour NBC en 1990. Gerald Johnson/Wikimedia

À l’opposé, la fabrique de la race et de l’idéologie raciste qui en découle s’adjoint les pouvoirs naturalisant de l’image, sa capacité à établir des évidences (la nécessaire africanité du meurtrier) sans recourir à la démonstration. L’image fixe est un truisme et sa flagrance, à la fois, installe et conforte les idéologies tel le racisme. En recourant à l’image, l’énonciateur ne s’égare pas dans une argumentation contestable, il offre des poncifs dont la fabrique silencieuse, dissimulée et non explicite est la meilleure alliée. Simpson est forcément sombre.

Quelle que soit la clarté de sa peau sur le plan physiologique, le passage à l’acte meurtrier le rappelle à sa négritude fondamentale, que son incarnation soit plus ou moins aboutie sur le plan phénotypique.

Aussi, les images des affaires Rodney King et O.J. Simpson sont deux exemples de la fonction de l’image dans le travail raciste de nos sociétés contemporaines, travail qui ne s’arrête pas à la Californie des années 1990, mais dont les exemples, à bonne distance, nous rappellent impérieusement à notre sens critique face aux témoignages et aux lieux communs dont, plus ou moins directement, les mondes visuels nous chargent.

De même, le rapprochement de ces deux illustrations nous remémore que nous sommes tour à tour les lecteurs du New York Daily News et du Time, et a minima, plus ou moins volontairement, de leurs premières pages.


À paraitre en 2018 : « L’art et la race : l’Africain (tout) contre l’œil des Lumières » par Anne Lafont.

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