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L’Empire russe en Palestine, 1847–1917 : aux origines de la politique russe au Proche-Orient

Jérusalem. Monastère orthodoxe russe de Ein Karem. jeanbaptisteparis/Flickr, CC BY-SA

Ce travail d’Elena Astafieva a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis porté par l’EHESS, portant la référence ANR-11-LABX-0067.


La Russie est de nouveau au centre de l’actualité, comme en témoignent le conflit en Ukraine ou ses engagements diplomatiques et militaires au Proche-Orient. Pour mieux comprendre la politique russe en Ukraine ou dans les pays du monde arabe, il faudrait l’inscrire dans la longue durée. Remonter aux origines de ces politiques permettrait de poser un regard neuf sur ce qu’à l’époque tsariste on désignait déjà sous le terme de « grandes questions impériales » –- la « question d’Orient », la « question ukrainienne », la « question juive » et la « question musulmane » – et de mieux comprendre les enjeux actuels de la Russie dans le monde.

Revenir sur la dimension arabe de la « question d’Orient russe », née dans les années 1840, permet de comprendre la stratégie globale de la Russie dans les provinces arabes de l’Empire ottoman. Cela permet également de saisir par quels moyens la Russie a cherché à exercer son influence auprès des populations locales (chrétiennes, juives et musulmanes) dans des territoires où s’affrontaient les grandes puissances européennes et où se côtoyaient toutes les religions. Il s’agit de saisir comment cette politique a interagi avec les processus de construction impériale russe au XIXe et au début du XXe siècle.

La Russie en Palestine : imaginaire religieux et politique de(s) puissance(s)

La Russie marque sa présence en Palestine dès 1847, avec la création de la Mission ecclésiastique de Jérusalem. Cette arrivée est liée non seulement à la politique internationale des grandes puissances en Europe et dans la région proche-orientale, mais aussi aux évolutions internes de l’Empire russe.

En effet, la création de la première institution russe à Jérusalem s’inscrit dans un processus plus large d’installation massive, dans les provinces arabes de l’Empire ottoman, des grandes puissances européennes : la Prusse, l’Angleterre, la France et l’Autriche. Ce que Henry Laurens désigne sous le terme de l’« invention de la Terre sainte », intervient après la guerre syro-égyptienne de 1839 et le premier projet d’internationalisation de Jérusalem sous l’égide des principales puissances européennes. Ce processus apparaît aussi comme une réaction aux nouvelles idéologies séculières – libéralisme, socialisme et nationalisme – qui bousculent les valeurs religieuses des sociétés occidentales. C’est dans les années 1840 que la Terre sainte, ce « lieu céleste » hors du monde et de l’histoire, se transforme en un « lieu terrestre » ; c’est également à partir de ce moment que la Palestine, périphérie arabe de l’Empire ottoman et centre de trois religions, devient un lieu de confrontation des intérêts religieux et politiques des grandes puissances européennes.

Cependant, l’installation russe en Palestine répond aussi à des logiques propres aux développements politico-religieux de l’Empire lui-même : la Russie de l’époque est alors moins sécularisée que les pays occidentaux, qu’ils soient catholiques ou protestants. Les conceptions de la « Sainte Russie », formées dans les écrits médiévaux et présentant Moscou comme la Seconde Jérusalem ou la Troisième Rome, sont reprises et réactualisées dans l’espace impériale russe du XIXe siècle, notamment après la guerre de Crimée (1853-1856).

La vision selon laquelle la Russie moscovite est le centre de la tradition orthodoxe héritée de l’Empire byzantin et le peuple russe un nouveau « peuple élu de Dieu », a commencé à naître au moment où Martin Luther formulait ses 95 thèses et où les pays de l’actuelle Europe de l’Ouest entraient dans la modernité. C’est justement à partir du XVIe siècle que le pouvoir politique et ecclésiastique russe entreprend de rendre visible la Terre sainte en « Sainte Russie », soit à travers la construction de la cathédrale de la Résurrection au Kremlin, suivant le modèle du Saint-Sépulcre, soit par l’édification du couvent de la Nouvelle Jérusalem, près de Moscou. L’ampleur de ces constructions devait souligner la place centrale de la Russie moscovite dans le monde orthodoxe après la chute de Byzance en 1453.

Cet imaginaire russe autour de Jérusalem et des Lieux saints est présent jusqu’à la fin de l’époque impériale. L’attachement à la Terre sainte n’est pas seulement le fait du clergé ou du peuple. Il est aussi celui de la famille impériale et des souverains, en particulier de Nicolas Ier (1825-1855) et d’Alexandre III (1881-1894). Les travaux historiques récents ont montré que les sentiments religieux de Nicolas Ier, personnellement très attaché à Jérusalem et au Saint-Sépulcre, ont joué un rôle décisif dans le déclenchement de la guerre de Crimée par la Russie impériale.

Plus tard, sous Alexandre III, au moment où l’idée de la « Sainte Russie » devient un élément-clé de l’idéologie et de la politique impériale, le motif du Golgotha, le thème de la résurrection du Christ et l’image de la ville sainte de Jérusalem se trouvent à l’origine de ce que Richard Wortman a appelé les « scénarios du pouvoir ». Ces représentations politico-religieuses de Jérusalem et de la Terre sainte ne pouvaient donc pas ne pas influencer les actions de l’Empire russe en Palestine vis-à-vis des autres puissances européennes.

Des institutions similaires, des politiques différentes

Tout au long du XIXe siècle, la Russie tsariste crée au Proche-Orient des institutions similaires à celles de l’Angleterre, de la France et de la Prusse/Empire allemand. Les années 1830-1840 représentent l’ère des missions et des institutions religieuses (pour la Russie, il s’agit de la Mission ecclésiastique de Jérusalem, déjà mentionnée), les années 1850 celle des comités de Palestine séculiers (le Comité de Palestine est créé à Saint-Pétersbourg en 1859) et, enfin, les années 1865-1880 celle des sociétés savantes (la Société Orthodoxe de Palestine, fondée en Russie en 1882, devient Impériale en 1889).

1905 : : pèlerins russes descendant vers le Jourdain.

Mais si les institutions russes sont a priori de même nature que leurs homologues européennes et si leurs représentants s’inspirent beaucoup des expériences étrangères, les spécificités du développement de l’Empire russe – le poids du religieux dans l’autoperception de la Russie, les relations entre l’État et les religions, entre l’Église orthodoxe et la science et surtout le retard économique et technologique – rejaillissent fortement sur l’action menée par les institutions russes en Palestine. Cette action se distingue de celle, menée par la France, la Grande-Bretagne et l’Empire allemand, par trois aspects : par sa politique volontariste d’achat de terres en Palestine, par ses tentatives de reconfiguration de l’orthodoxie proche- orientale et surtout par l’organisation des pèlerinages de masse en Terre sainte.

En effet, obtenir un droit d’accès au Saint-Sépulcre et posséder en Palestine davantage de biens et de terrains que d’autres grandes puissances européennes devient pour la Russie un enjeu majeur, particulièrement après la guerre de Crimée. C’est à partir de la fin des années 1850 que le Comité de Palestine, sous le patronage du Grand-Duc Constantin, entame une politique d’achat massif de terrains et de biens dans la ville sainte et ses alentours. Par la suite, la Société Orthodoxe de Palestine continue de renforcer cette politique foncière et immobilière, dont une des conséquences est la construction, près de la vielle ville, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de la « Moscobia » ou « Russie en miniature », composée de plusieurs bâtiments et de l’église de la Sainte-Trinité qui pendant longtemps domine toute Jérusalem. Les constructions russes au sein, mais surtout à l’extérieur de la vieille ville ont par la suite considérablement influencé le développement urbain de Jérusalem.

1910 : arrivée de pélerins russes à Jérusalem.

Certains des terrains acquis par la Russie, notamment dans la vieille ville, étaient un enjeu dans la concurrence scientifique que se livraient les différentes sociétés savantes européennes travaillant sur les antiquités palestiniennes. Mes recherches sur les fouilles archéologiques réalisées en 1883-1884 sur le « domaine russe » jouxtant le Saint-Sépulcre, organisées par les diplomates russes sur place et les agents de la Société orthodoxe de Palestine sous la direction du « prêtre-archéologue » Antonin Kapoustine et financées par la famille impériale, ont montré comment la Russie voulait s’approprier symboliquement les lieux les plus sacrés du christianisme, le Chemin de croix et le Saint-Sépulcre. Cette appropriation devait être couronnée par la construction, près du Tombeau de Jésus-Christ d’une cathédrale orthodoxe russe, financée par les dons provenant de toute la « Sainte Russie ». Ce projet faisait partie intégrante de la stratégie de la Russie impériale pour occuper l’espace religieux et politique à Jérusalem, en Terre sainte et dans la région proche-orientale, convoité par toutes les grandes puissances et religions.

Au fond, si à l’époque médiévale, le pouvoir russe cherchait à transférer la Terre sainte en « Sainte Russie », dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est la « Sainte Russie » qui s’exporte en Terre sainte. Ce projet répond également à la volonté russe de peser sur les rapports de force au sein du monde orthodoxe proche-oriental. Le soutien apporté dans les années 1890 par la Société de Palestine au clergé arabe contre la hiérarchie grecque, à la tête de quatre patriarcats orientaux, provoque la querelle de « trois orthodoxies » (grecque, arabe et russe). En même temps, il permet à la Russie de gagner la sympathie des populations locales, chrétiennes et musulmanes. Ce soutien joue alors un rôle important dans « la renaissance orthodoxe » qui, à son tour, donne une impulsion au développement du nationalisme arabe dans la région.

Pour consolider la position de l’Empire russe au Proche-Orient, les agents impliqués dans les « affaires palestiniennes » mobilisent non seulement la population arabe, mais aussi les pèlerins orthodoxes russes, présentés dans la région comme une force à la fois religieuse et politique. En effet, à la fin du XIXe siècle, la Russie impériale envoie chaque année en Terre sainte jusqu’aux 7 000 pèlerins, un contingent considérable comparé aux 800 à 1 000 pèlerins catholiques venant tous les ans de France, d’Autriche ou d’Italie. Ces fidèles orthodoxes voulant rejoindre la Terre sainte servent également d’instrument dans la politique intérieure russe. Mon analyse des réunions-lectures sur la Terre sainte organisées par la Société de Palestine dans l’Empire russe a démontré que ses responsables cherchaient à susciter des émotions fortes dans le but de renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté religieuse, mais aussi politique, qu’elle soit nationale ou impériale.

Par ailleurs, les acteurs russes entendent tirer parti de la diversité religieuse de l’Empire au sein duquel cohabitent les quatre grandes religions universelles, le christianisme, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme. Pour comprendre comment le pouvoir impérial mobilise les sujets appartenant à des religions non chrétiennes, en premier lieu les Musulmans et les Juifs, il faudrait analyser dans quelle mesure la « question d’Orient » est liée à la « question juive » et à la « question musulmane », deux autres problèmes clés de la politique extérieure et intérieure de l’Empire russe.

Placer l’évolution de la politique russe au Proche-Orient dans la longue durée permet ainsi de repérer les lignes de force, les constantes et la continuité dans la perception russe de l’espace et des populations locales au-delà des intérêts géopolitiques immédiats. L’examen de l’impact des actions russes menées dans les provinces arabes de l’Empire ottoman permet également de saisir comment elles ont façonné l’évolution politique au Proche-Orient lui-même. À son tour, cette double connaissance donne la possibilité d’appréhender les politiques de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne ou encore des États-Unis qui se trouvaient dans le passé – et se trouvent encore aujourd’hui – en concurrence avec la Russie, au Proche-Orient, mais aussi dans d’autres régions du monde.

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