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Culture numérique

Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ?

Se mettre à écrire. Visualhunt, CC BY-NC-ND

Nous nous interrogeons souvent sur les dispositifs de légitimation à l’époque du numérique. Nous avons le sentiment, parfois, de perdre quelque chose : la culture de l’édition papier a des repères précis et nets. La publication est une forme forte de légitimation. Sans doute, le niveau de légitimation dépend de beaucoup de facteurs (quelle maison d’édition publie, par exemple), mais de toute manière, le fait d’avoir son nom imprimé, compte beaucoup.

Dans le monde universitaire, être publié est aussi ce sur quoi se fonde notre carrière et l’évaluation de notre travail.

Une culture de l’imprimé

L’édition papier a un pouvoir de légitimation parce qu’elle garantit un travail que l’auteur doit réaliser avec l’éditeur pour faire en sorte que son texte soit de bonne qualité. L’éditeur demande à l’auteur des compétences pour permettre cette mise en forme : dans le modèle papier, par exemple, le fait de connaître la langue, de savoir structurer ses références bibliographiques avec un style prédéterminé, de savoir organiser dans une page papier ses idées. Ce sont des compétences techniques d’écriture sans lesquelles un auteur n’est pas un auteur et un chercheur n’est pas un chercheur.

Or il se trouve que ces compétences techniques sont liées à une forme particulière de diffusion de la connaissance : celle du papier. Il se trouve aussi que cette forme n’est plus la forme dominante : la plupart des contenus circulent sur le web et la totalité est produite avec des outils informatiques. Il se trouve aussi que cette forme ne répond pas aux exigences scientifiques : notamment l’exigence de structuration. Une bibliographie stylée sur papier n’est pas aussi bien structurée qu’une bibliographie dans une base des données, par exemple : le style sur papier sert juste à simuler une structuration de catalogue, sans en être en réalité une. Ou encore, la structuration sémantique des contenus (titres, fonctions des mots, etc.) ne peut qu’être simulée graphiquement sur papier alors que le numérique permet un véritable balisage sémantique.

Des compétences pour l’écriture numérique

L’écriture en environnement numérique – qu’elle soit destinée à l’impression ou à la diffusion papier – est la seule écriture que nous connaissions aujourd’hui : il n’y a plus personne qui écrive un article à la main et qui le fasse ensuite dactylographier par quelqu’un d’autre.

Il est donc nécessaire que les « auteurs » aient les compétences techniques minimales demandées. Ceux qui ne les ont pas, tout simplement ne savent pas écrire et donc ne doivent pas le faire.

Il est vrai, nous sommes dans une période de transition (depuis au moins 40 ans, mais les transitions peuvent durer longtemps parfois), et on peut peut-être accepter que quelques chercheurs en fin de carrière puissent rester ancrés à des pratiques qui n’ont plus aucun sens aujourd’hui, mais qui en avaient un avant l’introduction de l’ordinateur dans les processus d’écriture. On parle du début des années 1980, donc on parle de chercheurs qui ont écrit, disons, leur thèse avant 1984 (pour prendre une date symbolique : celle du lancement de l’Apple II) et qui sont déjà à la retraite ou sur le point d’y aller.

Sortir des schémas d’écriture anciens

Soyons fous : les sciences humaines et sociales ont souvent été très snob par rapport à leurs outils et donc très réfractaires au changement. Prenons donc les années 2000 comme début d’une informatisation généralisée.

Tous les chercheurs qui ont fini leurs études après 2000 n’ont aucune excuse : ils vivent entourés de technologies numériques depuis leur enfance, ils les utilisent à longueur de journée, ils sont encore (assez) jeunes et devraient avoir la capacité d’adapter leurs pratiques. Ne pas le faire est très grave : cela signifie n’avoir aucune idée de ce qu’on fait dans notre profession. Notre métier consiste fondamentalement à écrire et nous écrivons sans avoir la moindre idée des implications de ce que nous faisons.

Accepterait-on un médecin qui n’a aucune idée de ce qu’est un os ? Ou un mécanicien qui ne connaît pas le principe de fonctionnement d’un moteur à explosion ? Ou un mathématicien qui ne sait pas démontrer le théorème de Pythagore ? Mais alors pourquoi acceptons-nous pléthore d’« auteurs » qui n’ont aucune idée de comment on écrit ? Qui écrivent la totalité de leurs textes sous Word, un logiciel de traitement de texte propriétaire et pas adapté pour nos exigences scientifiques ?

C’est comme si un chirurgien opérait avec une hache à la place du bistouri. Que les chercheurs s’indignent aujourd’hui d’un style bibliographique mal traité sous Word et non du fait que, indépendamment du style, une bibliographie non structurée ne sert à rien me semble une abomination.

Cette situation est inacceptable et honteuse et il faut la dénoncer immédiatement. Il faut que les institutions en prennent conscience et qu’elles intègrent les compétences d’écriture dans les compétences minimales requises pour avoir un poste de chercheur. Et il faut aussi que des formations obligatoires soient mises en place dans toutes les disciplines des SHS.

Je propose ici une sorte de manifeste de l’écriture qui pourrait être adopté par les institutions :

Manifeste pour une écriture compétente en sciences humaines et sociales

Savoir écrire est une compétence technique indispensable pour tout chercheur ou auteur en sciences humaines et sociales. L’écriture scientifique a des caractéristiques particulières par rapport à l’écriture généraliste.

Nous pouvons résumer ces caractéristiques en deux principes généraux. Pour être scientifique :

1. L’écriture doit être structurée sémantiquement. La base de la recherche est de connaître exactement le sens des termes et des expressions utilisées. Cette précision et cette exactitude différencient un contenu scientifique d’un contenu généraliste. Il est donc indispensable :

  • De baliser sémantiquement le texte (au moins ses parties fondamentales : titres, notes, citations, références). Cette opération était faite sur papier avec des codes graphiques (italique, guillemets, etc.) qui, aujourd’hui, n’ont plus aucun sens. Continuer de les utiliser et confondre le balisage sémantique avec le balisage graphique est un signe de profonde incompréhension de la pratique d’écriture.

  • De structurer la bibliographie et les références. Une bibliographie est une base de données avec des champs : auteur, titre, éditeur, date, etc. La traiter comme une série de lignes est inacceptable. Cela empêche d’utiliser les références pour leur fonction première : celle de relier des contenus entre eux.

  • D’utiliser des identifiants uniques. Les mots-clés, les noms propres, les entités nommées doivent être désambiguïsés. Pour ce faire, il est indispensable de les aligner à des autorités (Rameau, IDREF, ORCID…)

2. L’écriture doit respecter des standards ouverts. Les résultats de la recherche doivent être ouverts. Il est contre la nature même de la science de les rendre propriétaires. En outre, les contenus scientifiques aspirent à la pérennité et seuls les standards peuvent l’assurer. Il est donc nécessaire :

  • D’utiliser des formats libres et standards. L’usage de Word est une règle universelle. Or cela est inacceptable, car les formats doc et docx, outre qu’être très peu adaptés aux besoins scientifiques en SHS, sont la propriété d’une multinationale. Il est indispensable d’utiliser des formats ouverts et en particulier HTML ou XML.

  • D’utiliser, dans la mesure du possible, des outils non propriétaires. Indépendamment du format, les outils d’écriture conditionnent l’écriture elle-même. Il est donc important de ne pas laisser façonner la pensée par des outils produits par des entreprises commerciales.

Le respect de ces deux principes avec leurs corollaires devrait être un préalable à l’embauche d’un chercheur en SHS dans une institution de recherche ainsi qu’une condition nécessaire pour l’obtention des diplômes de recherche – maîtrise et doctorat.

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