C’est un fait : le mouvement des « gilets jaunes » a été parcouru par toutes sortes de fake news et de théories du complot. Dès le mois de novembre, les pages Facebook des « gilets jaunes » colportaient ainsi des idées infondées concernant le pacte de Marrakech que le gouvernement s’apprêtait à signer, en affirmant qu’il organisait secrètement la perte de la souveraineté de la France en matière d’immigration.
L’idée tout aussi infondée selon laquelle le traité d’Aix-la-Chapelle autoriserait la vente de l’Alsace et de la Lorraine à l’Allemagne rencontra également un certain succès sur les réseaux sociaux du mouvement.
Plus symptomatique encore, de nombreux « gilets jaunes » ont affirmé que l’attentat de Strasbourg du 11 décembre 2018 avait été commandité par le gouvernement français lui-même pour détourner l’attention publique de leur mouvement – il s’agit là de la rhétorique complotiste classique de l’attentat « sous faux drapeau ».
La mythologie du complot est donc bien présente chez les « gilets jaunes ». La question est cependant de savoir si le conspirationnisme constitue une caractéristique à part entière de ce mouvement, ou si le complotisme de quelques-uns de ses membres est mis en avant par ses détracteurs dans le but de le décrédibiliser.
« Complot sioniste » et « nocivité des vaccins »
Un récent sondage réalisé par l’IFOP sur un panel représentatif de la population française permet d’éclairer cette question. Cet institut, en lien avec l’observatoire Conspiracy Watch, sonde chaque année les Français sur leur adhésion à diverses théories du complot. Cette année, plusieurs questions concernant les « gilets jaunes » ont été intégrées au sondage.
Nous avons analysé les données brutes de ce sondage (sondage que nous n’avons ni conçu, ni réalisé ; les données nous ont été confiées à notre demande par l’IFOP et Conspiracy Watch pour nous permettre de les analyser en toute indépendance).
Il en ressort que 16,3 % des Français interrogés se disent être des « gilets jaunes », 52,4 % se déclarent sympathisants des « gilets jaunes », sans en être pour autant, et 31,3 % ne se sentent pas appartenir à ce mouvement.
Concernant le lien entre complotisme et « gilets jaunes », il apparaît que ces derniers se déclarent nettement plus en accord que le reste des Français avec chacune des onze théories du complot sur lesquelles les sondés étaient invités à se prononcer.
Par exemple, 20 % des « gilets jaunes » se disent « tout à fait d’accord » avec l’affirmation qu’« il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale » contre 5,6 % des sympathisants des « gilets jaunes » et 3,1 % des personnes extérieures au mouvement.
De même, 34,4 % des « gilets jaunes », contre 17,2 % de leurs sympathisants et 6,4 % des non-« gilets jaunes », adhèrent « tout à fait » à la thèse selon laquelle « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins. »
Dans l’ensemble, les « gilets jaunes » endossent chacune des théories du complot testées dans des proportions de deux à six fois supérieures au reste de la population.
Des complotistes unis sous la bannière des « gilets jaunes »
Cette surreprésentation pourrait n’être qu’un effet mécanique de la composition du mouvement. Certaines catégories sociales (jeunes, moins diplômés…) plus vulnérables aux théories du complot pourraient y être présentes en plus grand nombre. C’est, d’ailleurs, en partie le cas.
Pour déterminer si le phénomène allait au-delà, nous avons dû raisonner toutes choses égales par ailleurs, et chercher à comprendre si les personnes se déclarant comme membre des « gilets jaunes » adhéraient plus souvent aux théories du complot que ce que leurs caractéristiques socio-démographiques auraient pu laisser présager.
Nos analyses statistiques (régressions logistiques multinomiales) font apparaître que le profil sociologique des « gilets jaunes » ne permet pas d’expliquer à lui seul le haut degré de conspirationnisme observé au sein du mouvement. Le fait d’être un gilet jaune augmente en effet de façon significative la probabilité d’adhérer à des théories du complot, indépendamment de la catégorie professionnelle, du niveau d’études, de l’âge, du positionnement politique et de la religion des sondés.
Ce que cela révèle, c’est que le mouvement des « gilets jaunes » a visiblement attiré et réuni sous une même bannière une part conséquente de complotistes provenant de divers horizons socioéconomiques.
Quelles pourraient être les conséquences de cet état de fait ?
Une rupture définitive du dialogue
Les mythes du complot, qui supposent que des puissances cachées coordonnent leurs efforts pour tromper le peuple, nuire à ses intérêts ou à sa santé, suscitent légitimement de l’indignation chez ceux qui les endossent. Dès lors que l’on adhère à de tels récits, il est assez naturel de vouloir sanctionner les puissants qui se joueraient du peuple et d’être tenté par des formes radicales d’expression politique.
Voici précisément le problème que posent les théories du complot aux démocraties : elles peuvent être le marchepied à la radicalisation des esprits. Bien entendu, tous les conspirationnistes ne versent pas dans la violence politique, mais le lien entre radicalité politique et complotisme est bien établi.
Le refus de principe de nombreux « gilets jaunes » de dialoguer avec le gouvernement s’inscrit dans une telle logique de radicalisation : le gouvernement n’est pas un adversaire politique, mais un ennemi à abattre.
Un thème porteur pour les élections
Plusieurs listes revendiquant l’estampille « gilets jaunes » sont déjà annoncées pour les prochaines élections européennes. Certaines de ces listes pourront être tentées de proposer une offre politique adossée à une vision complotiste du monde, car il s’agit clairement d’un thème porteur pour une bonne part de leur électorat potentiel.
Les grands partis politiques ont jusqu’ici rarement cédé à la tentation de jouer cette carte. La stigmatisation qui résulterait de l’usage de théories du complot à des fins électoralistes a probablement semblé potentiellement trop dommageable.
Interrogée sur la théorie du « grand remplacement » (selon laquelle, par idéologie ou intérêt, les élites organiseraient le remplacement de la population actuelle par des immigrants), Marine Le Pen a par exemple souhaité se démarquer de toute vision conspirationniste :
« Le concept de grand remplacement suppose un plan établi. Je ne participe pas de cette vision complotiste ».
Face à une base électorale particulièrement vulnérable à ces idées (22 % des « gilets jaunes » se déclarent tout à fait d’accord avec la théorie du grand remplacement, 24,3 % plutôt d’accord), les futurs représentants des « gilets jaunes » auront-ils les mêmes préventions ?
Le RIC comme vecteur possible de thèmes conspirationnistes
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’une revendication centrale des « gilets jaunes » soit la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC). Ce dispositif permettrait de proposer et de faire voter une loi par la population après l’obtention de 700 000 signatures. L’exigence du RIC reflète la méfiance des « gilets jaunes » vis-à-vis des acteurs politiques et leur volonté de les contrôler par un recours direct à la sanction du suffrage universel hors des périodes électorales.
Si le RIC n’est évidemment pas un objectif illégitime en soi, le risque est par contre que ce dispositif permette au conspirationnisme d’infiltrer la vie publique française par l’imposition de thèmes de consultation populaire lestés par l’idéologie du soupçon.
Par exemple, ceux d’entre les « gilets jaunes » qui rejettent l’obligation vaccinale sur fond de théorie du complot de la big pharma se réjouissent-ils de la perspective du RIC : cela constituerait pour eux l’opportunité d’imposer une discussion nationale sur la question et, peut-être, d’obtenir l’abrogation de cette obligation à la faveur d’arguments complotistes.
Si le mouvement des « gilets jaunes » est porteur de nombreuses revendications qui méritent d’être entendues et discutées, le fait qu’il abrite une proportion notable d’adeptes de théories du complot laisse ainsi craindre qu’il serve de terreau au développement de la crédulité dans le débat public français.