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Les médias immersifs, une question de présence

Une expérience sensorielle qui place le spectateur au coeur de l'action. imdb

Ruggero Eugeni, professeur en Sémiotique des Médias à l’Université Catholique de Milan, intervenant au séminaire du département Humanisme numérique du Collège des Bernardins.


« Virtually present, physically invisible ». Le sous-titre de l’installation en réalité virtuelle Carne y arena, du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu, le dit clairement : les médias immersifs mettent en question les formes de la présence mutuelle du sujet au monde et du monde au sujet.

Les intermittences de la présence

Carne y arena, présentée du 7 juin 2017 jusqu’au 15 janvier 2018 à la Fondation Prada de Milan (et précédemment au Festival de Cannes), raconte en six minutes et demi le passage (raté) de la frontière américaine dans le désert de Sonora par un groupe de migrants mexicains. Le « spectateur » est physiquement plongé au milieu de l’action : grâce à un visiocasque, il peut se déplacer dans toutes les directions dans l’environnement représenté ; la fine brèche sous ses pieds nus, semblable à celle de l'espace virtuel, augmente son impression de présence. En même temps, il ressent un dramatique sens d’absence : personne ne perçoit son existence ; les corps des personnages qu'il approche se dématérialisent en laissant comme leur seule trace le cœur battant qu'Iñárritu a choisi comme emblème de l'installation. Et, surtout, le « spectateur » ne peut rien faire pour arrêter la violente répression des forces militaires américaines contre les migrants.

Iñárritu est habitué à expérimenter avec les formes de l'audiovisuel, tant au niveau narratif (dans Babel, en 2006, quatre histoires complètement différentes se lient de manière imprévisible) que dans les formes expressives (Birdman, de 2014, est constitué d'un seul, insistant et sinueux plan-séquence de la Steadicam). Mais ici l'expérimentation s'étend à l'utilisation d'un nouveau média, avec la réalité virtuelle. Comme le réalisateur l'a déclaré lui-même, en brisant le principe du cadrage et en effaçant le montage, ce nouvel instrument permet non seulement d'observer l'autre sujet (comme le fait le cinéma), mais d'être avec lui.

Carne y arena pose donc d'emblée la question de la présence du « spectateur » par rapport au monde virtuel. En même temps, il semble contredire deux hypothèses largement répandues concernant la capacité des dispositifs multimédias à créer ou simuler des effets de présence pour les spectateurs.

Niveaux de présence, degrés de liberté

Selon une première façon de raisonner, répandue surtout parmi les opérateurs techniques, les médias construiraient différents « niveaux » de présence : celle-ci pourrait donc être définie en termes essentiellement quantitatifs, et être donc mesurée selon des paramètres standardisés (par exemple ceux de l’International Society for Presence Research).

Le niveau zéro serait constitué par les médias que je propose de définir comme astantifs (du latin adstans, se tenir debout auprès de), selon un néologisme qui s’oppose au terme « immersif »: le spectateur est placé devant une surface visuelle, et il est doté de capacités d'action et d'interaction tantôt limitées (dans le cas de la peinture, du cinéma et de la télévision), tantôt plus étendues (par exemple dans le cas des jeux vidéo).

Au cinéma, le spectateur se tient à côté de l'écran, donc à côté de l'action. Unsplash, CC BY

Les médias immersifs, quant à eux, permettent une présence plus prononcée par rapport à l'action. Au premier niveau, la réalité virtuelle offre au spectateur trois « degrés de liberté »: les images et les sons changent en fonction des mouvements de la tête du spectateur sur son axe, entraînant donc des mouvements de roulis, tangage et lacet ; c'est le cas par exemple des vidéos que l’on peut regarder en insérant son portable dans des dispositifs peu coûteux tels que le Cardboard de Google.

On passe à un deuxième niveau de présence lorsque le spectateur dispose de six « degrés de liberté » : aux trois mouvements précédents sont ajoutés ceux relatifs à l'ensemble du corps du sujet: avance, dérive, ascension. C'est précisément le cas dans Carne y Arena : dans son compte-rendu, l’American Cinematographer a parlé du passage d'une head-turn VR à une walk-around VR, autrement dit d'une réalité virtuelle de « tête mobile » à une réalité virtuelle de déambulation.

Enfin, un dernier niveau de présence, encore plus puissant, s'offre quand les environnements virtuels reconnaissent la présence du spectateur et se laissent modifier par ses actions. C'est ce que l'on retrouve dans les jeux d'arcades hyperréalistes telles que ceux que produisent The Void ou Mindtrek, qui nécessitent des costumes équipés de capteurs et d'environnements spécifiquement préparés.

Bien que d'un point de vue technologique et commercial, cette façon de traiter la question de la présence en termes quantitatifs soit correct, cela risque de faire oublier un point important. Revenons un instant sur Carne Y Arena : l'expérience d'être « virtuellement présent, physiquement invisible » n'est pas réductible à un certain niveau de présence, ni à des degrés de liberté quantitativement determinées; elle correspond plutôt à une qualité, une manière et un style d'être ou de ne pas être au monde. La valeur éthique et politique de l’installation conçue par Iñárritu réside aussi et surtout dans l’expérience d’être là sans pouvoir réellement agir et donc sans y être réellement, dans laquelle le spectateur se retrouve plongé.

Ce n'est pas une coïncidence si de nombreux témoignages de ceux qui ont visité l'installation soulignent le contraste entre le sentiment d'être présent physiquement à la répression brutale sans pouvoir faire quoi que ce soit pour éviter le déroulement des événements. Comme l'écrivait le philosophe Pietro Montani, en paraphrasant Slavoj Žižek, Iñárritu construit une situation non d'interactivité mais d’inter-passivité.

L'affiche du court-métrage immersif. IMDB

De la présence spatiale à la présence temporelle

Il y a en outre une deuxième idée actuelle que cette installation remet en question. Nous sommes habitués à penser la présence en termes essentiellement spatiaux : être présent signifie être ou se sentir présent dans un milieu donné, pouvoir disposer d’un monde à portée de main, être exposé au regard et à l'attention d'un autre sujet coexistant au même endroit. Les médias astantifs ont par ailleurs travaillé dans le cadre de cette conception spatiale de la présence : les dispositifs d'affichage de l'image graphique, picturale, photographique, cinématographique ou télévisuelle ont toujours assigné une place précise à leur spectateur ; cette position régule la présence réciproque des images et du sujet et, en même temps, elle permet au sujet de se reconnaître et de se retrouver à un certain endroit, face à une surface-écran – comme l'a souligné le philosophe Mauro Carbone. L'expression la plus évidente de cette conception est peut-être Las Meninas (Les Ménines) de Velàzquez: les dimensions grandeur nature, le système de la perspective et surtout le jeu des regards qui se départent des surfaces visuelles assignent au spectateur un emplacement précis (ainsi qu'un rôle narratif) face au tableau.

Les médias immersifs, nous indique Carne y arena, semblent abandonner ce modèle: dans ce cas-ci, le sujet est radicalement dégagé de son espace de vision et plongé dans l’espace virtuel. De cette façon, il devient difficile sinon impossible pour lui de se trouver et retrouver dans un lieu; au contraire, le dispositif de représentation de la réalité virtuelle pousse le sujet à identifier sa propre présence dans un temps: le temps présent qu'il constitue lui-même activement à travers ses mouvements et ses déplacements (en trois ou six degrés de liberté) dans le monde virtuel.

Les médias immersifs sont donc porteurs d'un nouveau modèle de présence, basé non plus sur une définition spatiale mais sur une détermination temporelle. À cet égard, même les processus d'empathie, récemment au centre d'une discussion articulée suite à la présentation de l'installation à New York, doivent être repensés: ils ne reposent plus sur une confrontation spatiale des sujets, mais sur leur partage d'une même temporalité. Le spectateur immergé dans la réalité virtuelle de Carne y arena, n'est pas pleinement présent dans le même espace que les migrants mexicains, mais il partage de toutes façons avec eux le même présent.


Le Collège des Bernardins est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.

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